LXXXV

Au moment où nous entrons dans la dernière période du drame dont nous sommes l’historien, nous sommes forcés d’oublier un peu les personnages secondaires, pour nous occuper du comte et de la comtesse de Kergaz, héros primitifs de notre action, ennemis que l’implacable sir Williams avait réservés dans son esprit pour le couronnement de son œuvre de haine et de vengeance.

Trois mois s’étaient écoulés.

Dans un petit hôtel garni de la Villette, rue de Flandre, au cinquième étage et dans une mansarde où le jour n’arrivait que par une croisée en tabatière, un soir de mai, un jeune homme dont le visage pâle et amaigri dénotait l’épuisement, s’était redressé sur son lit et semblait aspirer avec délices une bouffée de brise printanière qui lui arrivait avec un rayon de soleil par la fenêtre, dont le châssis avait été relevé sur sa tringle. Une vieille femme allait et venait par la mansarde, vaquant à quelques menus soins d’intérieur.

Cette femme d’un aspect presque repoussant considérait cependant de temps à autre, et à la dérobée, le jeune malade et lui jetait une œillade pleine d’affection.

– Maman, dit tout à coup le jeune homme, paraissant sortir d’une profonde rêverie, à quel jour sommes-nous du mois ?

– Au 14, mon cher enfant, répondit la vieille en s’approchant du lit et passant avec une sorte de coquetterie maternelle sa grosse main rouge et ridée dans la chevelure châtain clair du jeune homme.

– Sais-tu, maman, que cela va faire trois mois que je suis sur la planche ?

– Oui, mon enfant, et c’est bien un pur miracle que tu en sois revenu.

– Bah ! le diable est pour moi.

– Faut le croire ! murmura la vieille.

– Cela n’empêche pas, maman, que je m’embête à mourir, il me semble que je pourrais sortir un peu…

– Il faut attendre que le capitaine vienne.

– Brigand de capitaine ! murmura le malade, il a bien manqué de m’envoyer dans l’autre monde ; mais c’est un fier homme de génie !

Or, celui qui parlait ce langage un peu trivial, c’était notre ancienne connaissance Rocambole, ex-président des Valets-de-Cœur, ex-vicomte suédois, et on pourrait presque dire ex-défunt.

La femme qui était près de lui, on l’a deviné, l’ancienne cabaretière de Bougival, l’ancienne portière de la rue de Ménilmontant, l’honorable maman Fipart.

Or, comment retrouvons-nous, à une distance de trois mois, dans cet affreux bouge d’une banlieue de Paris, le brillant vicomte de Cambolh, l’homme que nous avons vu habiter un délicieux entresol de garçon rue du Faubourg-Saint-Honoré, avoir des chevaux, des gens, un élégant dog-cart, et que nous avons laissé, en dernier lieu, étendu baigné dans son sang, sur le parquet du boudoir de Daï-Natha, couché côte à côte du cadavre de cette dernière ?

C’est ce que nous allons tâcher de vous dire en peu de mots.

Le lendemain du jour où avait eu lieu ce drame épouvantable, la justice s’étant transportée sur les lieux pour ouvrir une enquête, on trouva Rocambole respirant encore auprès de Daï-Natha déjà froide.

Un seul domestique européen que l’Indienne avait à son service avait forcé les meubles, fouillé les armoires, volé jusqu’aux bagues de sa maîtresse, et pris la fuite dans la nuit. Les autres serviteurs étaient Indiens, parlaient à peine quelques mots d’anglais, et ne purent donner que des indications vagues et erronées.

Rocambole fut transporté dans un hospice. Il n’avait sur lui aucun papier, et l’état où il se trouvait le mit dans l’impossibilité de constater son identité. Alors, comme la foule a toujours soif d’émotions et cherche à tout événement un côté romanesque, il circula dans Paris, sur ce drame mystérieux, une version plus mystérieuse encore. On prétendit que Daï-Natha, dont le jeune homme blessé était l’amant, l’avait poignardé dans un accès de jalousie, et qu’elle s’était empoisonnée ensuite.

Pendant quinze ou vingt jours, Rocambole, en proie à une fièvre brûlante, eut un délire qui ne lui permit pas de reconnaître exactement sa situation. Sa jeunesse et le secours des hommes de l’art le sauvèrent.

Si lorsque, pour la première fois, en revenant complètement à lui, le blessé eût vu son lit entouré de médecins et d’infirmiers, il est probable qu’il eût questionné, interrogé, prononcé le nom qu’il portait depuis si longtemps et mis sur la trace de son identité. Mais le hasard voulut que son délire cessât tout à coup au milieu de la nuit, à l’heure où les dortoirs d’hôpitaux ne sont plus surveillés que par de rares infirmiers.

Rocambole était trop intelligent pour ne point comprendre, en s’éveillant en cette vaste et triste salle garnie de lits et où des gémissements étouffés annonçaient çà et là des gens qui souffraient : il était trop intelligent, disons-nous, pour ne point comprendre que quelque événement brusque et terrible avait passé dans sa vie. La douleur qu’il éprouva en ce moment le confirma dans cette opinion. Sa main rencontra un appareil posé sur sa poitrine… Il comprit qu’il était blessé. Alors, au lieu d’appeler, au lieu d’interroger, Rocambole se promit de garder le silence et d’attendre qu’une clarté se fît dans le chaos de ses idées.

La conversation à mi-voix de deux infirmiers qui racontaient son histoire se chargea de ce soin.

Les infirmiers se répétaient complaisamment la version de la foule, et cette version apprit à Rocambole que, jusqu’à ce jour, on avait ignoré son nom, et qu’on se perdait en conjectures sur sa position sociale.

Le mot avenue Lord-Byron prononcé fut un trait de lumière pour le blessé. Il se souvint de Daï-Natha, des Valets-de-Cœur, de Williams… Ses souvenirs revinrent un à un, confus d’abord ; puis ils se classèrent et s’éclaircirent peu à peu.

Rocambole revit comme dans un rêve toute la scène du boudoir de Daï-Natha : l’Indienne étendue sans vie sur le parquet, la marquise et Baccarat au fond de la pièce, le comte Artoff et M. Van-Hop aux deux côtés de la porte… Puis sir Williams, qui s’était montré tout à coup…

Mais, là, un point demeura obscur pour le blessé. Était-ce le marquis ? était-ce le comte qui l’avait frappé ? Ou bien était-ce sir Williams ?

Ce dénouement demeura pour lui à l’état de mystère.

N’eût été l’appareil posé sur sa poitrine et attestant sa blessure, Rocambole aurait pu croire qu’il avait rêvé. Il ne le crut pas, cependant. Seulement, l’élève favori, le disciple bien-aimé de sir Williams avait de trop bons principes pour ne point juger sur-le-champ sa situation.

– Il est évident, pensa-t-il, que nous sommes enfoncés dans l’affaire Van-Hop, et que Daï-Natha est morte. Donc les cinq millions sont flambés. Mais tout cela n’est rien encore, et il est probable qu’à ma sortie d’ici j’irai faire un tour en prison et dans le cabinet du juge d’instruction. Par conséquent il est urgent que mon délire continue, et que j’attende les événements.

Et le prudent Rocambole se tint parole ; il continua à avoir le délire, et il entendit un jour un des chirurgiens dire, en le pansant, à son collègue :

– Je crois que la justice perdra son latin dans cette affaire de l’avenue Lord-Byron, le seul homme qui pourrait la mettre sur la voie de la vérité est idiot pour le reste de ses jours.

En effet, Rocambole jouait merveilleusement l’idiotisme.

Un jour une vieille femme se présenta au directeur de l’hospice. Elle était en haillons et d’une physionomie abjecte et repoussante ; mais elle paraissait fort émue, et l’on voyait rouler des larmes sur ses joues, plus desséchées que le parchemin. Cette femme demanda à voir le blessé, disant qu’elle pensait que c’était son fils. On la conduisit dans le dortoir où gisait le malade.

Rocambole la vit et reconnut la veuve Fipart, qui jeta un cri de joie, se précipita, entoura le blessé de ses bras et se prit à sangloter.

– Mon fils ! c’est mon fils !

En même temps, elle lui disait tout bas :

– Retiens ton chiffon rouge… ou tu es gobé.

Ce qui signifiait en langue vulgaire : « Tais-toi, ne me contredis pas, ou tu seras pris par la justice. »

Rocambole ne répondit pas, mais il serra le bras de la vieille. Puis il la regarda avec une sorte d’attention fébrile.

– Ah ! c’est toi, maman ? dit-il enfin.

Il devint alors évident pour tout le personnel de l’hospice que cette vieille en haillons était la mère de ce beau jeune homme élégamment vêtu, et qu’on avait trouvé dans un somptueux hôtel ; mais pourquoi ce contraste ? que signifiait la misère sordide de la mère auprès de l’aisance dorée du fils ?

Le jour où il était tombé sous le poignard de sir Williams, Rocambole avait du beau linge, des vêtements à la mode. Seulement, le valet qui avait pillé l’hôtel avait jugé convenable de lui prendre sa montre et sa bourse. Cette circonstance même avait été favorable à Rocambole, en écartant pour lui, aux yeux de la justice, la pensée qu’il aurait pu assassiner Daï-Natha pour la dépouiller.

La veuve Fipart se chargea d’expliquer la première partie de cet imbroglio. Tandis que le délire semblait reprendre son prétendu fils, elle déclara que celui-ci se nommait Ferdinand-Joseph Fipart : que, trois ans auparavant, il était valet de chambre au service d’un gentleman anglais dont elle oubliait le nom, mais qui avait habité longtemps l’hôtel Meurice. Le gentleman s’était embarqué pour l’Angleterre au commencement du printemps, et avait emmené avec lui Ferdinand-Joseph Fipart. Pendant trois années, la pauvre mère, qui avait été successivement marchande de vin, portière rue Ménilmontant, et, en dernier lieu, femme de ménage, n’avait point entendu parler de son fils. Puis, un jour, elle avait vu arriver chez elle un beau jeune homme élégamment vêtu, montant un cheval anglais, et elle avait reconnu l’ancien valet de chambre, lequel lui avait raconté son histoire.

Or, cette histoire, que la veuve Fipart raconta avec des larmes et d’interminables détails, pouvait se résumer en deux mots. Le prétendu valet de chambre avait, à Londres, tourné la tête à une fille de nabab, qui avait changé sa livrée en un habit de gentilhomme. Cette Indienne, c’était Daï-Natha.

La veuve raconta que l’Indienne était fort jalouse, qu’elle menaçait à chaque instant son fils de le tuer s’il venait à lui être infidèle. Cette version confirmait si bien les rumeurs populaires, qu’il devint évident pour tous que c’était la pure vérité. La veuve réclama son fils. Elle fut appelée au parquet, y fit de nouveau sa déclaration, produisit un extrait de naissance qu’elle s’était procuré on ne sait où, et qui semblait se reporter à l’âge de celui qu’elle disait être son fils.

Enfin, les médecins, abusés par l’idiotisme prolongé de Rocambole, déclarèrent qu’il avait à jamais perdu la raison. On rendit le fils à la mère, et Rocambole fut transporté dans cette mansarde de la rue de Flandre, à la Villette, où nous venons de le retrouver, trois mois après le dénouement de l’affaire Van-Hop.

Le blessé était donc assis sur son séant, et disait à la veuve :

– Sais-tu bien, maman, que je commence à m’embêter ? Je voudrais sortir un peu, cela dût-il déplaire au capitaine, après tout.

– Ah ! cher enfant, s’écria la vieille, déplaire au capitaine, y songes-tu ?

– Eh bien ?

– Dame ! fit la veuve Fipart, il est le maître, lui, quand il dit quelque chose, il faut qu’il ait ses raisons…

– Je voudrais, continuait Rocambole, m’en aller prendre un peu le soleil à la barrière, avec une blouse et un brûle-gueule. Je suis assez changé pour qu’on ne me reconnaisse pas.

– Mais le capitaine va venir !

– Tu crois ?

– Il l’a dit hier…

– Alors, attendons-le. Donne-moi une pipe.

La veuve Fipart apporta à son fils adoptif la pipe qu’il demandait, et Rocambole, à qui la gaieté revenait, se prit, en la chargeant, à fredonner avec insouciance.

– C’est égal, pensait-il, j’ai encore eu une fière chance, et si je suis de ce monde, c’est que le pâtissier, mon cousin, a décidément un caprice pour moi.

Des pas qui résonnaient dans l’escalier firent prêter l’oreille à la veuve.

– Voilà le capitaine ! dit-elle.

C’était lui, en effet, qui tourna sans façon la clef dans la serrure et entra sans frapper. Ce capitaine, on l’a deviné, c’était sir Williams, c’est-à-dire M. le vicomte Andréa. Le pieux frère d’Armand de Kergaz, le saint homme qui observait le jeûne le plus rigoureux et s’imposait des macérations était toujours vêtu de sa longue redingote brune, coiffé de son chapeau à larges bords, chaussé de souliers de cuir ciré à lacets, et les mains couvertes de gants de filoselle noire. Il portait la tête inclinée, l’œil modestement baissé vers le sol, et toute sa démarche trahissait l’humilité de l’homme qui ne songe qu’à faire son salut et s’est détaché des choses de ce monde.

Il jeta, en entrant, un regard oblique à Rocambole.

Ce regard n’était cependant point dépourvu d’affection.

– Eh bien, cher enfant, dit-il, comment vas-tu aujourd’hui ?

– Merci, mon oncle, je vais mieux…

Sir Williams mit la main dans sa poche et en retira un paquet de cigares.

– Tiens, dit-il, laisse-moi ton brûle-gueule. J’ai apporté à mon fils chéri de beaux et bons puros.

– Vous êtes gentil, mon oncle.

– Oh ! fit sir Williams avec un sourire, ce n’est pas tout encore…

Et il lui jeta un fin regard.

– Bon ! fit Rocambole qui devina la portée de ce regard, allons-nous travailler, enfin ?

– Parbleu !

– C’est heureux, car l’existence que je mène ici commence à m’embêter, outre qu’elle n’est pas… confortable.

– La vieille, dit sir Williams à la Fipart, va donc prendre un peu l’air sur le boulevard extérieur, cela te fera du bien.

La veuve Fipart comprit que le capitaine désirait être seul avec Rocambole, et elle s’en alla.

Sir Williams s’installa sur l’unique chaise de la mansarde, et dit à son disciple :

– Maintenant, nous pouvons causer ; si tu veux, pour plus de précaution, nous parlerons anglais.

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