Or, cet homme qui arrivait au secours de Jeanne éperdue, ce sauveur que la Providence semblait envoyer juste à l’heure où madame la comtesse de Kergaz, la noble et chaste compagne d’Armand, allait être outragée, ce n’était pas Armand lui-même, comme on aurait pu le croire, c’était M. le vicomte Andréa ; Andréa ou sir Williams, c’est-à-dire cet ange des ténèbres, ce génie du mal qui échafaudait pièce à pièce la ruine de cette noble maison, qui avait préparé avec sa lente et tenace habileté cette scène d’audace, qui venait de faire outrager la plus sainte des femmes et, se réservant le rôle du deus ex machina, survenait pour avoir l’air de sauver celle dont il préparait depuis si longtemps la perte.
À la vue de celui qu’elle considérait comme un libérateur, comme un ami, comme le frère dévoué de son époux, Jeanne jeta un cri de joie :
– Ah ! murmura-t-elle, je suis sauvée.
Elle le regarda, tremblante encore, mais déjà rassurée et pleine de confiance.
Le vicomte Andréa n’était plus en ce moment cet homme au front humble, au regard baissé, ce pénitent courbé sous le remords. Un éclair de courroux illuminait son visage et lui donnait un reflet martial et terrible. Son attitude était celle de ces vieux gentilshommes qui dégainaient l’épée pour défendre l’honneur de leur écusson et toute la fierté d’une vieille race.
Jeanne crut voir Armand de Kergaz lui-même.
Il se tourna vers elle d’abord et lui dit avec une sorte de sévérité :
– Madame… il faut que les trois personnes qui se trouvent ici demeurent seules à jamais dans le secret de l’outrage que vous avez subi.
Et comme Jeanne se taisait, il fit un pas vers don Inigo, en lui disant froidement :
– Monsieur, vous êtes un lâche !
– Monsieur ! exclama le prétendu Brésilien, qui joua admirablement la peur.
Le vicomte Andréa sortit tranquillement un pistolet de sa poche, et l’arma avec méthode.
– Monsieur, lui dit-il, choisissez : ou vous allez vous tenir tranquille et m’écouter… ou je vais vous brûler la cervelle.
Le Brésilien se croisa les bras et parut céder à la force.
– Monsieur, continua le baronet, la femme que vous avez eu l’intention d’outrager et à laquelle vous avez osé faire entendre un inqualifiable langage est la femme de mon frère. Cela veut dire, monsieur, qu’un de nous deux est de trop en ce monde.
Le Brésilien s’inclina.
– Monsieur, poursuivit Andréa, nous devons nous battre sans qu’on puisse jamais soupçonner le motif de notre querelle, et comme j’ai votre vie entre mes mains, que rien au monde ne pourrait m’empêcher de vous tuer, j’userai de ce droit si vous ne me donnez votre parole d’honneur de respecter éternellement ce mystère.
– Je vous la donne, monsieur, dit don Inigo.
Andréa abaissa le canon de son pistolet et cessa de tenir le marquis en joue.
– Vous allez sortir d’ici, continua Andréa, vous en allant comme vous êtes venu… Vous retournerez à Paris.
– J’y serai à vos ordres, monsieur, dit fièrement le Brésilien.
– Attendez, fit Andréa d’un ton impérieux, attendez donc… Et, regardant la comtesse : il ne faut pas, continua-t-il, que M. de Kergaz puisse jamais supposer que je me bats avec l’étranger à qui il a noblement ouvert sa maison, parce que cet homme a eu l’audace de violer indignement cette hospitalité.
– Il ne le saura pas, monsieur, murmura don Inigo.
– Pour cela, reprit le vicomte, il est nécessaire de laisser passer une journée tout entière. Armand sait que je suis ici… si je me bats avec vous demain, il devinera que vous êtes venu… Dans vingt-quatre heures, je vous enverrai mes témoins.
– Je les recevrai, monsieur.
– Nous nous battrons au pistolet.
Don Inigo fit un geste de répugnance marquée.
– Monsieur, dit froidement Andréa, je vous comprends, vous avez le préjugé de l’épée ; mais avec cette arme on se blesse souvent, rarement on se tue… Au pistolet, on se manque ; mais on recommence, et l’on finit par se tuer. Or, je vous l’ai dit, l’un de nous est de trop…
– C’est bien, monsieur, dit froidement don Inigo.
– Après-demain matin donc, dit Andréa en lui montrant du doigt la fenêtre.
Don Inigo s’inclina, salua la comtesse en frissonnant, se dirigea vers la croisée, enjamba l’entablement et disparut.
Alors le vicomte Andréa regarda madame de Kergaz. Jeanne était pâle, muette, comme saisie d’horreur.
Andréa lui prit la main.
– Rassurez-vous, madame, lui dit-il, vous n’avez plus à courir aucun danger.
La voix de son libérateur sembla rappeler Jeanne à elle-même. Elle pressa la main du vicomte et se prit à fondre en larmes.
– Ah ! merci, merci, murmura-t-elle, vous êtes mon sauveur.
– Je veille sur l’honneur des miens, répondit Andréa d’un ton solennel et plein d’emphase. Reposez-vous, madame, nul ne viendra maintenant troubler votre sommeil. Adieu… bonne nuit…
Et M. le vicomte Andréa fit un pas de retraite.
– Mon frère, dit Jeanne avec l’accent de la prière, vous ne vous battrez point, n’est-ce pas ?
– Il le faut.
– Mais c’est impossible ! je ne le veux pas. Je n’ai pas juré, moi, je préviendrai Armand, Armand ne le voudra pas.
– Il est certain, dit Andréa, que si Armand apprend ce qui s’est passé, ce n’est pas moi qui me battrai, c’est lui.
– Lui ! fit-elle frémissante.
– Ma chère sœur, murmura l’hypocrite, vous savez bien qu’il est en ce monde des circonstances où toute justice humaine pâlit devant cette loi suprême qu’on nomme le code de l’honneur. Vous n’avez donc pas deviné, pauvre femme, que l’homme qui, s’il n’est châtié, ira, dans huit jours, se vanter dans un club d’avoir pénétré chez vous, au milieu de la nuit ?…
– Ô infamie !
– Or, reprit Andréa, pressant affectueusement la main de Jeanne, voulez-vous que ce soit Armand qui se batte ?
Elle tremblait de tous ses membres et ne répondait pas.
– Armand, le plus noble et le meilleur des hommes ? poursuivit Andréa.
Et comme elle se taisait toujours :
– Je suis au contraire, moi, reprit-il, un être déshérité, sans amour et sans famille…
– Ah ! s’écria Jeanne, vous êtes ingrat. N’avez-vous pas un frère… une sœur qui vous aiment ?…
Il passa la main sur son front et détourna la tête.
– Oui, dit-il, vous êtes nobles et bons tous deux, mais puis-je oublier mes crimes, et ne dois-je pas considérer comme un moyen de réhabilitation que le ciel m’envoie cette occasion de châtier un misérable ou de mourir pour vous ?
Jeanne était éperdue.
– Mon Dieu ! dit tout à coup Andréa prêtant l’oreille, écoutez… N’entendez-vous pas un bruit de voiture, là-bas, dans le lointain… ?
Elle prêta l’oreille.
En effet, on entendait fort distinctement un roulement de roues sur la grande route, à une certaine distance.
– C’est Armand qui revient, dit Andréa.
– Ah ! quelle joie ! s’écria Jeanne, qui oublia tout.
– Madame, dit vivement Andréa, il ne faut pas qu’Armand me trouve ici… Comment expliquerions-nous ma présence chez vous, à minuit passé ?
– Eh bien, adieu, mon frère.
– Non, je ne partirai point ainsi, dit-il avec fermeté. Votre parole que le plus profond mystère régnera sur les événements de cette nuit.
– Je vous la donne…
– Vous me laisserez me battre ?…
Elle hésita.
– Oh ! c’est affreux ! dit-elle.
– Il le faut.
– Eh bien !… Ah ! je prierai Dieu avec tant de ferveur qu’il m’exaucera.
– Adieu ! dit-il, à demain !
Et il s’en alla et remonta chez lui.
– Ô pâtissier, mon compère, murmura-t-il, tu as décidément du bon, et tout cela tourne à ravir !
* *
*
Andréa et la comtesse de Kergaz avaient eu une fausse alerte ; ce n’était point la voiture d’Armand qu’ils avaient entendue rouler dans le lointain. Le comte ne revint qu’à cinq heures du matin et à cheval. Lorsqu’il entra, tout était calme dans la villa.
Jeanne, brisée par les émotions de la nuit, avait fini par s’endormir. Son mari entra sur la pointe du pied et ne l’éveilla point.
Andréa, lui aussi, dormait avec cette tranquillité qui sied aux grands courages. Il ne sortit de la chambre que vers dix heures du matin, à l’heure du déjeuner ; il était fort calme et se montra presque gai. Deux heures après il quitta Primevère, après avoir obtenu d’un regard, jeté à la dérobée à la comtesse, l’assurance nouvelle qu’elle se tairait ; puis il s’en retourna à Paris, et se rendit à pied rue de Suresnes, où il s’arrêta à la porte d’un hôtel garni de triste apparence.
L’hôtel avait une allée noire dans laquelle il disparut, après avoir jeté dans la rue un cauteleux regard autour de lui, afin de bien s’assurer qu’il n’était pas suivi.
Il frappa au carreau graisseux d’une loge de portier.
– Qui est là ? demanda une voix enrouée.
– Moi ! dit Andréa.
Une vieille tête chauve se montra, reconnut Andréa, lui tendit une clef et une lettre écrite sur du gros papier et cachetée avec de la mie de pain.
Andréa s’élança dans l’escalier tortueux, auquel une corde servait de rampe, et, tout en montant au cinquième étage, il ouvrit la missive, qui ne contenait que ces mots : « Venez, je vous attends… »
Aucune signature ne les accompagnait.
* *
*
Or, une heure après environ, nous eussions retrouvé le protégé de M. Urbain Mortonnet, banquier au Havre, M. le marquis don Inigo, dans son petit appartement de l’hôtel Meurice fumant un cigare et attendant un visiteur. Ce dernier n’était autre que sir Williams, qui était allé rue de Suresnes reprendre pour la circonstance la perruque blonde et le teint rougeâtre de sir Arthur Collins. Il était impossible de reconnaître en lui ce vicomte Andréa, pâle et blême, qui, huit jours avant, était venu chercher en grande pompe le jeune étranger pour le conduire à l’hôtel de Kergaz.
Le nègre majestueux, sous la peau noire duquel on eût vainement cherché maître Venture, l’intendant de madame Malassis, introduisit sir Arthur avec tout le cérémonial usité sous les latitudes transatlantiques, et l’hôtel Meurice tout entier demeura persuadé que le prince brésilien ne voyait que des personnages de la plus grande distinction.
Sir Arthur introduit, le marquis relégua maître Venture dans l’antichambre, ferma la porte, tira les portières et s’assura qu’il était bien seul avec son visiteur.
– Bonjour, mon adversaire, dit sir Arthur en entrant.
– Bonjour, mon oncle.
– Comment vas-tu ce matin ?
– Assez mal. Je n’ai pas dormi…
– Eh ! eh ! fit sir Arthur d’un ton moqueur, mes deux soufflets seraient-ils la cause de ton insomnie ?
– Je le crois.
– Imbécile !
– Dame ! fit Rocambole naïvement, un gentilhomme qui reçoit des soufflets…
– Ah çà, faquin ! dit sir Arthur, je crois, le diable m’emporte ! que tu as fini par te prendre au sérieux.
– Parbleu !
– Eh bien, puisque nous nous battrons demain… il me semble que tu auras satisfaction de tes deux soufflets.
– Oh ! dit Rocambole, si je faisais mon compte en bonne conscience, je pourrais additionner aussi un coup de poignard…
Le flegme avec lequel Rocambole prononça ces mots fit tressaillir le baronet. Celui-ci le regarda attentivement.
– Tu railles, drôle ?
– Oui et non.
– Comment, oui et non ?
– Dame ! fit le prétendu marquis brésilien, il me semble qu’il serait temps de régulariser un peu nos positions respectives.
– Je ne comprends pas, dit froidement sir Arthur Collins.
– C’est pourtant bien facile, mon oncle.
– Tu crois ?
– Sans doute.
Le baronet s’assit et regarda fort attentivement Rocambole.
– Serait-il question d’argent ?
– Tout juste.
– Eh bien, que veux-tu savoir ?
– Je voudrais, autant que possible, un titre, une valeur sérieuse, quelque chose qui pût me représenter convenablement les cinquante mille livres de rente dont je dois hériter à la mort de ce pauvre comte de Kergaz.
– Ta réclamation est légitime.
– Ah ! vous en convenez…
– Mais là où il n’y a rien, le roi perd ses droits, reprit sir Arthur, et je ne puis te donner ce que je n’ai pas encore…
– C’est drôle ! murmura Rocambole, j’avais pensé, mon oncle, que vous pourriez me souscrire une reconnaissance d’un million portant la date de l’année prochaine, signée de votre vrai nom d’Andréa, tuteur du fils mineur de feu M. le comte Armand de Kergaz.
– C’est très facile, dit sir Arthur.
– Alors, vous n’y voyez pas d’obstacle ?
– Aucun.
– Vous me signerez cela ?
– Quand tu voudras.
– Mais tout de suite, alors, dit le marquis don Inigo.
– Non pas, dit froidement sir Williams.
– Et pourquoi ?
– Parce que, acheva le baronet, j’aime autant renvoyer cela à après-demain. Tu pourrais me tuer par étourderie, demain matin, tandis que, lorsqu’on attend un million, on est prudent.
– Vous avez raison, mon oncle, murmura Rocambole, résigné à attendre.