Le lendemain matin, vers onze heures, le comte et la comtesse de Kergaz vinrent passer la journée à Paris.
À peine Armand était-il installé dans son cabinet de travail, occupé à dépouiller sa correspondance, que son frère Andréa se présenta.
– C’est toi ? dit le comte, le reconnaissant.
Le vicomte Andréa avait une attitude solennelle, triste et pleine de dignité à la fois.
– Pardonnez-moi, mon frère, de vous déranger, dit-il, mais il y a urgence.
Une sorte de métamorphose s’était opérée en lui. Ce n’était plus l’homme courbé par le remords, aux yeux humblement baissés, à la tournure inquiète et servile, le grand coupable qui se reconnaissait indigne entre tous et plaçait un laquais bien au-dessus de lui. Sous l’impulsion d’un sentiment que le comte eût vainement cherché à pénétrer, Andréa s’était redressé. Il portait la tête haute, son regard était plein d’assurance ; il avait boutonné militairement sa longue redingote, et son visage respirait une certaine audace, un je ne sais quoi de belliqueux qui sentait bien plus le gentilhomme que le dévot. L’étonnement de M. de Kergaz, à qui rien de tout cela n’échappa, fut si grand, qu’il ne put trouver un mot pour le manifester. Il se contenta de regarder son frère et d’attendre que celui-ci prît enfin la parole.
– Armand, dit Andréa avec calme, je ne sais pas si le repentir ou le remords qui m’accablent depuis quatre années ont fini par me réhabiliter à vos yeux…
– Oh ! certes, dit Armand, si Dieu t’a réhabilité comme moi…
– Mon frère, poursuivit Andréa avec quelque hésitation, nous avons eu la même mère…
– Oui…
– Et nous sommes… gentilshommes.
– Je le crois, dit Armand en souriant.
– Eh bien, n’est-il pas vrai qu’il est parfois pour un gentilhomme, si coupable qu’il soit à ses yeux, si déméritant de ce titre qu’il ait été, d’impérieuses, d’inexorables nécessités ?
– Explique-toi, mon frère.
– Croyez-vous qu’il soit des cas où un homme insulté puisse faire autrement qu’aller sur le terrain ?
Armand tressaillit.
– Un duel ! fit-il.
– Nécessaire, dit laconiquement Andréa.
– Tu as… un… duel ?
– C’est-à-dire que je suis forcé de me battre.
– Mais, pourquoi ?
Andréa ne répondit pas.
– Avec qui ?
Même silence.
– Par exemple ! dit le comte stupéfait, je ne m’attendais pas à une semblable nouvelle. Comment ! toi, Andréa, le pieux et le repentant, l’homme détaché des choses d’ici-bas, tu veux obéir à un préjugé ?
– Il le faut !
Le comte se frotta les yeux.
– Voyons, dit-il, je crois que je rêve !
– Non, dit Andréa.
– Ainsi, tu as un duel ?
Le vicomte fit un signe de tête affirmatif.
– Et avec qui te bats-tu ?
– Mon frère, dit gravement Andréa, vous êtes un grand et généreux cœur, vous avez pardonné à l’infâme, et vous ne me refuserez pas une grâce…
– Parle.
– Je ne puis vous nommer mon adversaire que lorsque vous m’aurez fait deux promesses.
– Quelle est la première ?
– Vous me servirez de témoin.
– Belle question ! Et la seconde ?
– Vous ne me demanderez pas, vous ne me demanderez jamais la cause de ce duel.
– Comment ! fit le comte, je ne saurai pas pourquoi tu te bats ?
– Non, mon frère.
– Mais enfin, le motif est-il grave ?
– J’ai été outragé dans ce que j’ai de plus cher au monde.
– Par qui ?
– Ai-je votre parole que vous respecterez mon secret, Armand ?
– Je te la donne.
– Eh bien, je me bats avec le marquis don Inigo de los Montes.
Le comte de Kergaz jeta un cri.
– Mon protégé ! dit-il, l’homme que m’a recommandé le vieux Mortonnet !
– Précisément.
– Mais… c’est impossible !
– J’ai votre parole, dit froidement Andréa, et vous n’y avez jamais manqué.
– Étrange ! murmura Armand.
Andréa se tut.
– Ainsi le marquis t’a outragé ?
– Oui.
– Et tu veux te battre ?
– Oui.
– Mais on peut arranger cette affaire, peut-être… dis ?
– Mon frère, répondit tristement le vicomte Andréa, si un remède avait pu être apporté à cette querelle, je ne fusse pas venu vous trouver.
– Mais… enfin…
– J’ai votre parole que vous me servirez de témoin, répéta Andréa d’une voix nette et ferme.
– Soit, dit le comte.
– Eh bien, reprit Andréa, habillez-vous en ce cas.
– Comment ! tu veux te battre aujourd’hui ?
– Non, demain au jour. Mais il faut aller voir le marquis.
– C’est bien, je le verrai.
Armand sonna son valet de chambre et se fit habiller.
Andréa était, aux yeux d’Armand, un homme pieux. Il se prit donc à penser que son frère devait avoir, pour oser transgresser la loi chrétienne, un de ces motifs impérieux qui contraignent parfois l’homme le plus éclairé, le plus dépourvu de préjugés, à descendre dans l’arène.
Et puis Armand était fils d’une race de soldats, et le sang se réveille toujours à de certaines heures… Il blâmait son frère, au fond de son âme, mais il ne le désapprouvait pas.
Andréa voulait se battre, Andréa voulait que son frère lui servît de témoin… Armand n’avait plus rien à lui objecter. Il était prêt.
– Ah çà, lui dit-il tout à coup en s’habillant, tu es l’offensé ?
– Oui.
– Alors tu as le choix des armes ?
– C’est mon droit.
– Tu prends l’épée ?
– Peu m’importe !
– J’aimerais mieux l’épée…
– Soit ; mais cependant…
– Qu’est-ce ? demanda M. de Kergaz.
– Je ne sais pas, dit Andréa, si je vous ai jamais dit que j’avais eu le bras droit cassé en Amérique.
– Non, je ne crois pas.
– Eh bien, depuis cet accident, j’éprouve une grande difficulté à faire des armes, et je suis persuadé que j’aurais lieu, sur le terrain, de me repentir du choix de l’épée.
– Très bien ; tu te battras au pistolet.
M. de Kergaz acheva, en parlant ainsi, sa toilette du matin et demanda son coupé bas. Puis il entra chez Jeanne, qui était déjà levée, et lui annonça qu’il se ferait peut-être attendre pour le déjeuner.
Jeanne avait deviné où allait son mari. Elle eut le courage de rester fidèle à la promesse qu’elle avait faite. Elle ne le questionna point, et le laissa sortir. La pauvre femme avait passé le reste de la nuit à prier.
La scène nocturne que nous avons racontée, l’audace de don Inigo, l’intervention terrible d’Andréa, tout cela n’avait cessé de se représenter à sa mémoire avec une effrayante exactitude. Puis elle songeait en frissonnant à cette rencontre devenue inévitable entre le marquis et Andréa… L’un ou l’autre pouvait être tué… Et alors, au fond de sa vie si chaste, si pure, il y aurait du sang… Un homme serait mort à cause d’elle.
Lorsque Armand se fut éloigné, Jeanne sentit sa force d’âme s’évanouir, et ses larmes taries un moment se remirent à couler.
* *
*
Armand, cependant, se faisait conduire à l’hôtel Meurice, où, selon toute probabilité M. le marquis don Inigo de los Montes devait attendre patiemment les témoins de son adversaire le vicomte Andréa.
À dix heures du matin, M. le marquis don Inigo dormait encore, lorsque maître Venture, devenu, on le sait, le plus beau nègre du monde, annonça à son maître la visite de M. le comte Armand de Kergaz.
L’appartement occupé par le Brésilien, à l’hôtel Meurice, était composé d’une antichambre, d’un petit salon et d’une chambre à coucher.
Le nègre fit asseoir le comte au salon et alla réveiller son maître.
Dix minutes après, M. le marquis don Inigo de los Montes, enveloppé dans une magnifique robe de chambre en velours bleu, à retroussis cerise, qui lui donnait bien plutôt l’apparence d’un charlatan que celle d’un homme bien élevé, sortit de sa chambre à coucher et vint saluer le comte.
À sa vue, Armand s’était levé.
M. de Kergaz avait, dans les occasions solennelles, une tenue sévère, digne et pleine de distinction. Il était simple et fier sans affectation, grave et mesuré sans aucun parti pris d’être prudent.
– Monsieur le comte, dit le marquis don Inigo, veuillez me pardonner de vous avoir fait attendre.
Il avança un siège à M. de Kergaz. Celui-ci demeura debout.
– Monsieur le marquis, dit-il, vous devez deviner, je présume, le but de ma visite matinale ?
– Je m’en doute, monsieur.
– Je suis le fondé de pouvoirs de M. le vicomte Andréa, mon frère.
– Monsieur, répliqua le faux marquis avec une certaine arrogance, autant j’étais charmé et flatté de recevoir M. le comte de Kergaz, dont je suis l’obligé, autant je suis peiné de le voir arriver chez moi chargé d’une semblable mission.
Et le marquis salua.
– Je vous ferai observer, monsieur, dit froidement le comte, que je suis le frère de l’homme que vous avez outragé.
Le marquis s’inclina sans répondre.
– J’ignore le motif d’une querelle que je déplore, poursuivit Armand, motif qui, m’a dit Andréa, doit demeurer secret entre vous.
Le marquis eut un signe de tête approbatif.
– Mais, quel qu’il soit, je dois me renfermer strictement dans mon rôle de témoin.
– Je vous écoute, dit Rocambole, demeurant également debout.
– Il paraît que mon frère est offensé.
– Oui, monsieur.
– Je crois voir, à votre attitude, qu’il n’y a pas d’accommodement possible ?
– Hélas ! non.
– Donc, puisque nous sommes l’offensé, nous avons le choix des armes.
– J’y consens de grand cœur.
– Nous nous battrons au pistolet.
– Très bien.
– Demain, à sept heures, au bois de Vincennes, si vous le voulez bien.
– C’est convenu, monsieur.
La mission d’Armand était remplie, il n’avait plus un mot à ajouter. Il salua l’adversaire d’Andréa et prit congé.
Le prétendu marquis le reconduisit avec une politesse affectée jusqu’au bas de l’escalier et rentra chez lui.
Armand remonta en voiture.
– Rue d’Isly, dit-il au cocher.
De nos jours, les duels où chaque adversaire n’a qu’un seul témoin sont si rares, si peu usités, que M. de Kergaz ne songea pas une minute à assister tout seul M. le vicomte Andréa, son frère. Il se rendit chez Fernand Rocher.
Depuis trois mois, le bonheur avait de nouveau étendu ses ailes sur l’hôtel de la rue d’Isly. Hermine était devenue la plus heureuse des femmes, et Fernand passait sa vie à ses genoux pour se faire pardonner ses erreurs. Depuis trois mois, aucun nuage n’avait assombri leur calme horizon, aucun souvenir de la tempête n’était venu les assaillir, aucun vague indice n’avait pu leur faire craindre des malheurs à venir.
On se souvient peut-être qu’au moment où sir Williams, sous le déguisement de sir Arthur Collins, s’échappait des mains du comte Artoff et sautait de la fenêtre du salon dans le jardin de l’hôtel de Turquoise, tandis que cette dernière était frappée de folie, que Fernand et Léon, stupéfaits de cette scène qui venait d’avoir lieu, demandaient avec instance le nom de ce deus ex machinâ invisible et insaisissable, de ce Protée qui, toujours poursuivi, se dérobait sans cesse à toutes les poursuites ; on se souvient, disons-nous, que Baccarat avait gardé un morne silence, dédaignant de répondre. Baccarat savait bien qu’elle seule n’avait point été dupe du repentir de sir Williams ; que ni Fernand, ni Léon n’ajouteraient foi, pas plus qu’Armand lui-même, à ses accusations, hélas ! jusqu’à présent non appuyées de preuves ; et, en femme prudente qui marche sans relâche à son but, elle s’était juré d’attendre et de ne point donner inutilement l’éveil à Andréa.
Nous avions besoin de rappeler ces circonstances pour expliquer la démarche de M. de Kergaz auprès de Fernand Rocher et l’empressement avec lequel celui-ci l’accueillit.
Lorsque le comte se présenta à l’hôtel de la rue d’Isly, Fernand et sa jeune femme n’étaient point seuls. Un troisième personnage, bien connu de nous, Baccarat, était avec eux.
Deux mots suffiront pour légitimer la présence de la pauvre repentie dans le salon de la vertueuse et belle madame Rocher. Après le dénouement de l’horrible intrigue dans laquelle Fernand eût infailliblement laissé sa fortune et sa vie, sans l’énergique intervention de Baccarat, le mari d’Hermine, touché de tant de dévouement et d’abnégation, avait tout avoué à sa femme.
Alors madame Rocher, émue jusqu’aux larmes, était allée elle-même chez Baccarat, et elle lui avait ouvert ses bras en lui disant : « Soyez ma sœur, mon amie, ma compagne, et aimez-moi comme je vous aime. » Et l’ange du repentir, à dater de ce jour, avait eu un libre accès dans cette maison qu’elle avait sauvée de la ruine, et, quoi qu’elle eût pu faire pour se soustraire à la reconnaissante affection d’Hermine, elle avait été contrainte de se présenter quelquefois à l’hôtel de la rue d’Isly. D’ailleurs, Hermine la chargeait souvent de répandre des secours, des aumônes, et c’était pour lui rendre compte d’une mission de ce genre qu’elle était venue ce matin-là, et avait été contrainte d’accepter le déjeuner de famille.
Les deux époux et leur libératrice, qui tenait l’enfant sur ses genoux, étaient donc à table, lorsque l’on annonça le comte de Kergaz.
Baccarat eut comme un pressentiment de quelque chose de grave, et elle tressaillit profondément en voyant entrer Armand. La tristesse solennelle répandue sur les traits du comte de Kergaz acheva d’éveiller l’attention inquiète de la jeune femme, et sa pensée se reporta, malgré elle, à sir Williams, à ce malfaisant génie qu’elle n’avait point renoncé à démasquer un jour pour l’écraser sous son pied victorieux.
– Mon ami, dit le comte à Fernand en saluant les deux femmes, j’ai à vous demander un service et deux minutes d’entretien seul à seul.