XCVII

M. le vicomte Andréa avait dormi comme un bienheureux jusqu’à cinq heures du matin. Les grands cœurs s’abandonnent au repos avec une noble confiance à la veille du péril.

Armand de Kergaz, entrant dans la chambre de son frère, le trouva étendu tout habillé sur son lit de sangle. Le faux pécheur repentant avait les mains jointes, et son visage respirait la quiétude, la sérénité de ceux qui ont renoncé aux pompes de ce monde pour se réfugier tout entiers en Dieu. M. de Kergaz fut obligé de le secouer pour l’arracher au sommeil.

La veille, le comte avait ramené sa femme à Paris sous prétexte qu’on était au samedi soir, et qu’il y aurait le lendemain dimanche, à Saint-Roch, un très beau sermon d’un prêtre étranger.

Jeanne, dont Andréa avait la parole, n’avait point semblé deviner qu’un motif autrement grave et impétueux forcerait son mari et son beau-frère à coucher à Paris.

Tous les préparatifs indispensables dans cette grave et triste affaire qu’on nomme le duel avaient été faits la veille par M. de Kergaz. Fernand Rocher devait venir le prendre à l’heure indiquée : il avait choisi une paire de pistolets de combat d’une grande justesse et légers à la main ; enfin il avait voulu que son cher Andréa s’exerçât pendant une heure ou deux à faire des mouches sur une plaque, dans le fond du jardin.

Andréa s’était montré fort calme pendant toute la journée de la veille ; il s’était entretenu avec son frère de diverses œuvres de charité dont le comte lui laissait le département. Il n’avait pas prononcé un mot qui eût trait à la rencontre du lendemain. Comme de coutume, il était rentré chez lui le soir, dans cette humble mansarde des combles de l’hôtel, et s’était mis au lit de bonne heure.

Donc Armand, entrant dans sa chambre à cinq heures et demie, le trouva dormant. Andréa lui sourit en ouvrant les yeux.

– Ah ! dit-il, je venais de faire un rêve charmant…

– Vraiment ? fit le comte d’un ton affectueux, et que rêvais-tu ?

– Je rêvais, répondit Andréa, que nous étions en Bretagne, à Kerloven, dans ce vieux manoir de notre enfance. Dieu m’avait pardonné et j’étais heureux auprès de vous et de madame de Kergaz. Moi le maudit, moi l’assassin, j’avais fini par exciter une compassion universelle, et cette compassion me soulageait si bien le cœur que je me regardais vivre et trouvais que la vie était bonne.

Le comte fut pris d’une subite émotion :

– Pauvre frère, murmura-t-il, peux-tu donc douter de la bonté infinie de Dieu, et crois-tu qu’il ne t’a point pardonné depuis longtemps ?

– Oh ! pas encore, répondit Andréa.

Armand se disait à part lui :

– Qui sait si dans une heure, il sera vivant encore ?

Et le comte de Kergaz, le loyal et le brave, l’homme qui n’avait jamais tremblé pour sa propre vie, se prit à supplier le ciel, au fond de son cœur, d’épargner celle de son frère…

– Mon ami, lui dit-il tout haut, sais-tu qu’il est cinq heures et demie ?

– Déjà ! fit Andréa.

Et il se leva en souriant, comme doivent sourire les martyrs en allant au supplice. Mais ce signe de résignation fut la dernière concession que M. le vicomte Andréa fit à son rôle d’hypocrisie et de repentir.

Dans ce scélérat infâme, dans ce bandit portant un cilice, il y avait encore quelque chose qui semblait trahir l’éducation première. Il savait être noble et digne à propos. Le tartufe, une fois le moment venu, sut être un gentilhomme en apparence. Il allait se battre. Il se souvint des traditions galantes et courtoises de la noblesse française aux jours de combat. L’homme courbé se redressa, le visage pâle et souffrant s’anima, l’œil morne et baissé vers le sol étincela d’un éclair de fierté. Andréa, le maudit courbé sous le remords, l’homme aux mœurs ascétiques, dont la mise annonçait le cloître et un détachement complet des choses de ce monde, disparut pour faire place au vicomte Andréa toutefois, à ce sir Williams qui avait fait partie de la fashion anglaise et parisienne, et qui avait été célèbre par ses duels, ses chevaux de sang, ses amours. Il se dépouilla de sa longue redingote à la tournure cléricale, il ôta son chapeau à larges bords. Lorsqu’il descendit dans le cabinet d’Armand, où celui-ci était allé l’attendre tandis qu’il s’habillait, il était vêtu d’un pantalon gris collant, et coiffé d’un élégant chapeau fabriqué rue Vivienne. Sa main, soigneusement gantée de jaune, tenait un stick en corne de buffle fondue.

Le vicomte Andréa voulait se battre en gentilhomme, et il était fidèle à la tradition de cette vieille noblesse française qui se faisait poudrer à frimas le matin de la journée de Fontenoy ou de la prise de Mahon.

M. de Kergaz remarqua cette métamorphose et n’en fut point étonné.

Quelques minutes après, M. Fernand Rocher arriva.

– Sommes-nous prêts ? demanda-t-il en serrant la main de cet homme dont la haine implacable l’avait poursuivi si longtemps.

– Sans doute, répondit le comte en prenant sous son bras la boîte de pistolets.

Ils descendirent.

La calèche fermée d’Armand était attelée dans la cour et attendait au bas du perron.

Au moment d’y monter, le comte leva les yeux vers les fenêtres de l’appartement de madame de Kergaz, dont les persiennes étaient fermées.

– Pauvre Jeanne, murmura-t-il avec émotion, en se penchant à l’oreille d’Andréa, elle dort… et elle est loin de se douter du motif de notre promenade matinale.

– Pauvre comtesse ! répondit le vicomte d’une voix non moins émue, et qui rappela à Armand que son frère aimait Jeanne.

Et M. le vicomte Andréa se disait à part lui, regardant son frère du coin de l’œil :

– Pauvre Armand, toujours honnête et naïf… il ne sait pas que Jeanne a passé la nuit en prière, et qu’elle pleure toutes ses larmes en songeant que je vais me battre pour elle. Ô vertu ! dit en ricanant le scélérat, décidément son règne n’est pas de ce monde.

On partit.

M. le vicomte Andréa et ses témoins arrivèrent les premiers au rendez-vous, et c’était bien leur voiture dont M. de Manerve fit remarquer les traces sur le sable d’une allée. Du reste, le marquis don Inigo suivait à cinq minutes de distance et n’était point en retard, puisque le rendez-vous était pour sept heures et qu’elles n’étaient point encore sonnées.

Du haut de son siège, le faux groom, c’est-à-dire Baccarat, aperçut Armand, Andréa et Fernand arrêtés au pied d’un arbre, tandis que leur voiture se tenait un peu à l’écart.

La transformation du vicomte Andréa de saint homme en gentleman-rider la frappa.

– Ce duel serait-il sérieux ? pensa-t-elle.

Le marquis don Inigo descendit de voiture et s’avança avec ses témoins vers Andréa et les siens.

Les six jeunes gens se saluèrent.

Pendant ce temps, le comte Artoff, qui remplissait en conscience son rôle de cocher, alla se ranger avec ses chevaux sous un massif d’arbres, à trente pas environ du lieu où l’affaire devait se passer.

– Là, dit-il à Baccarat, nous pourrons tout voir.

– Mon ami, murmura la jeune femme, ce don Inigo, c’est le prétendu vicomte de Cambolh. S’il allait tirer sur Armand…

– Vous êtes folle, répondit le jeune Russe ; c’est impossible… Il y a bien certainement toute une intrigue nouvelle de sir Williams dans cette rencontre, mais ne craignez rien pour la vie d’Armand.

– Dieu vous entende !

– Voyons, dit tout bas le comte, comment pouvez-vous croire un moment que cet homme, qui nourrit et caresse depuis si longtemps d’abominables projets de vengeance, puisse se contenter d’une mort vulgaire, accidentelle ?

– C’est vrai, dit Baccarat ; sir Williams doit rêver mieux que cela.

Quand les deux adversaires se furent salués, ils se retirèrent chacun à l’écart, et les témoins demeurèrent seuls en présence.

– Messieurs, dit Fernand Rocher, qui voulait épargner à Armand le supplice d’avoir à régler de vive voix les conditions de la rencontre, M. le vicomte Andréa, paraît-il, est, de l’aveu de don Inigo lui-même, l’offensé. Il avait le choix des armes et a opté pour le pistolet.

M. de Manerve s’inclina.

– Le motif de la rencontre, poursuivit Fernand, motif que nous ignorons, est excessivement sérieux, à en croire les deux adversaires.

– Très sérieux, en effet, dit le baron.

– Par conséquent, le combat doit être non moins sérieux.

– Monsieur, dit M. de Manerve avec une courtoisie qui frisait l’impertinence, nous n’avons jamais compris une rencontre autrement.

Fernand s’inclina.

– Alors, dit-il, voici, je crois, les conditions les plus raisonnables.

– Voyons ?

– Les adversaires seront placés à quarante pas de distance avec deux pistolets, par suite, deux coups à tirer.

M. de Manerve répondit :

– Je ne vois aucune objection sérieuse à opposer.

– Maintenant, poursuivit Fernand, si vous le voulez bien, le sort décidera si M. le vicomte Andréa doit se servir de ses armes et don Inigo des siennes, ou si chacun d’eux doit avoir à la main les pistolets de son adversaire.

– Ceci me paraît plus convenable, dit le baron.

– Permettez, observa Fernand. Dans le cas où nous nous trouvons, un homme qui tire bien le pistolet, et le vicomte Andréa est de première force, a toujours un incontestable avantage à se servir des armes qui lui sont familières, et il est dans son droit en demandant au sort la chance d’un tel bénéfice.

– Comme vous voudrez, répondit M. de Manerve, à qui cela était fort indifférent et qui ne s’intéressait pas plus à don Inigo qu’au vicomte Andréa.

Fernand tira un louis de sa poche.

– Je tiens, dit-il, pour que chacun de ces messieurs fasse usage de ses pistolets.

– Et moi pour l’inverse, dit le baron.

Fernand jeta le louis en l’air.

– Face, dit le baron.

Le louis retomba et montra son revers écussonné. Fernand avait gagné.

– Monsieur le vicomte Andréa, dit-il, se servira de ses pistolets.

Alors le baron et Fernand prirent les deux boîtes et chargèrent méthodiquement avec une grande attention chacun les armes de l’adversaire de celui à qui ils servaient réciproquement de témoin.

Pendant ce temps, Armand et son frère firent quelques pas à l’écart.

Une horrible émotion serrait le cœur du comte de Kergaz : les plus funestes pressentiments l’agitaient, et il ne fallait rien moins que sa dignité de témoin et ce sang de soldat qui coulait dans ses veines, pour dominer ses alarmes fraternelles et le contraindre à demeurer calme, froid, parfaitement maître de lui.

Andréa lui prit affectueusement le bras.

– Venez, mon frère, lui dit-il, je veux vous dire quelques mots.

Ils firent trois ou quatre pas sous les arbres, dans la direction de ce massif où le comte Artoff avait rangé son break.

Andréa était plus calme encore que le matin ; on aurait pu croire que le sentiment du péril lui avait donné cette impassibilité merveilleuse des gens qui s’étudient à bien mourir.

– Mon cher Armand, lui dit-il, je serai peut-être mort dans dix minutes.

– Tais-toi, murmura le comte, qui sentit tout son sang affluer à son cœur.

– Je ne veux pas mourir, continua Andréa, sans obtenir de vous une promesse.

– Ah ! frère, frère, peux-tu douter un moment que tes volontés ne soient sacrées pour moi ? dit Armand d’une voix émue.

– Tenez, continua Andréa, jurez-moi que ce que je vais vous demander, vous le ferez si je meurs ?

– Je te le jure.

– Sans m’en demander la raison ?

– Soit.

– Eh bien, reprit Andréa, jurez-moi que vous irez en Bretagne, à Kerloven, et que vous y passerez deux mois ; que vous partirez ce soir, demain au plus tard.

– Mais… balbutia Armand.

– Chut ! fit Andréa : vous m’avez promis de ne point me demander pourquoi je désirais que vous allassiez à Kerloven.

Alors Andréa tira de sa poche une lettre cachetée et qui ne portait aucune suscription.

– Quand vous serez à Kerloven, dit-il, vous ouvrirez cette lettre et vous saurez tout.

Armand prit la lettre.

– Si je ne suis pas tué, acheva Andréa, vous me la rendrez.

– Et je n’irai pas à Kerloven ?

– Si.

– Et je ne saurai pas…

– Peut-être… plus tard.

Cette rapide conversation fut interrompue par Fernand Rocher. Les pistolets étaient chargés ; l’heure solennelle était venue !

Du haut de leur siège, à demi cachés par une branche d’arbre, le comte Artoff et Baccarat observaient attentivement. Ils n’avaient pu entendre la conversation d’Andréa et de son frère, mais ils avaient vu la lettre que le premier avait remise au second.

– Quel tissu de mystères, et, sans doute, d’infamies ! murmurait Baccarat à l’oreille du comte. De deux choses l’une : ou ce don Inigo est Cambolh ressuscité, et alors il se joue, à cette heure, quelque ténébreuse comédie dont M. de Kergaz est la dupe ; ou il est adversaire sérieux, et alors pourquoi, dans quel but, pour quel motif, sir Williams se bat-il ?

Le cœur de Baccarat battit violemment, lorsqu’elle vit les témoins remettre à chacun des deux adversaires ses pistolets.

– Mon Dieu ! répéta-t-elle, s’il allait tuer Armand…

Les paroles de la petite juive endormie lui tintaient aux oreilles comme un glas funèbre, et Sarah, on s’en souvient, avait dit que don Inigo tuerait Armand.

Il arriva, lorsque les deux adversaires eurent été placés à quarante pas l’un de l’autre, que sir Williams se trouva à quelques mètres du break, et, par conséquent, du comte Artoff.

Fernand Rocher et Armand s’écartèrent de lui d’une distance à peu près égale.

– Tenez, dit le comte à Baccarat, votre supposition n’a aucune vraisemblance. Il est impossible qu’une balle varie de cinquante pas…

Baccarat était pâle, et la courageuse femme frissonnait.

Alors le comte déboutonna à demi sa redingote de cocher, et montrant une paire de pistolets :

– Moi aussi, dit-il, je suis armé.

– Que voulez-vous donc faire ?

– Espérons que je ne ferai rien.

– Mais encore…

– Écoutez… je vais avoir l’œil fixé sur M. de Kergaz.

– Eh bien ?

– Si un malheur arrivait, si don Inigo faisant feu, le comte venait à tomber, je tuerais sir Williams, quitte à m’en expliquer avec ces messieurs et à démasquer ce don Inigo.

Baccarat pressa convulsivement la main de son jeune ami.

– Oh ! j’ai peur… dit-elle.

Cependant, sir Williams et don Inigo s’étaient placés en face l’un de l’autre et se mesuraient du regard, attendant le signal.

Ce fut Fernand Rocher qui le donna, comme c’était son droit de témoin de l’offensé. Il frappa trois coups dans ses mains :

– Allez, messieurs, dit-il.

Sir Williams et don Inigo se mirent en marche lentement et passèrent une minute à faire trois pas chacun.

Baccarat n’avait plus une goutte de sang dans les veines.

Enfin, don Inigo fit feu le premier.

Baccarat ferma les yeux en voyant l’éclair qui précède toujours la détonation, et le comte Artoff porta la main à la crosse de son pistolet.

Mais la balle siffla, et ni sir Williams, qui continuait à marcher, ni le comte de Kergaz, qui demeurait immobile à l’écart, ne tombèrent. La balle s’était perdue dans les arbres.

Baccarat respira violemment, l’espace d’une seconde, puis son effroi la reprit lorsque siffla un second éclair…

Le marquis don Inigo de los Montes avait fait trois pas de plus et tiré son deuxième coup.

Armand resta debout, et sir Williams continua à marcher. Pas plus que la première, la seconde balle ne l’avait atteint.

Alors le marquis jeta son dernier pistolet, s’arrêta, se croisa tranquillement les bras sur la poitrine et parut attendre la mort.

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