XCVIII

Il y eut parmi les témoins un moment d’horrible anxiété.

Le vicomte Andréa avançait toujours. Il marchait lentement, à pas égaux, comme s’il eût voulu faire subir à son adversaire les tortures de l’agonie ; et à mesure que la distance qui les séparait de lui disparaissait, le cœur des assistants frémissait d’émotion.

Le marquis don Inigo, las d’attendre, cria d’une voix énergique et dans son français mélangé d’espagnol :

– Tirez donc, monsieur, tirez donc !…

Andréa fit un pas, puis un autre encore, et le canon de son pistolet toucha la poitrine du marquis.

– Ce n’est plus un duel, murmura M. de Manerve, c’est un assassinat.

Pourtant, c’était le droit du vicomte Andréa de brûler à bout portant la cervelle de son adversaire. Mais il ne tira point. Et comme les témoins accouraient, il releva son pistolet, et dit au marquis :

– Monsieur, votre vie m’appartient.

– Prenez-la donc, monsieur, répondit le marquis, devenu fort pâle.

– Non, dit Andréa, je vous pardonne… à une condition.

– Monsieur, s’écria le marquis avec une sorte de fureur fébrile, vous avez le droit de me tuer, mais non de m’humilier. Je ne veux pas de votre pardon…

– Monsieur, répliqua Andréa, je ne vous demande pas des excuses, et il vous est facile d’accepter la condition que je mets à renoncer au droit que j’ai de vous tuer.

– Quelle est cette condition ?

– Que jamais vous ne parlerez du motif de notre querelle, et que jamais ce motif ne se représentera.

– Je vous le promets.

Andréa leva ses deux pistolets en l’air et fit feu.

– L’honneur est satisfait, dit-il, et je tiens le marquis don Inigo de los Montes pour un parfait gentilhomme.

M. de Kergaz, qui avait vécu un siècle en cinq minutes, se jeta dans les bras du vicomte.

– Ah ! lui dit-il, tout bas, tu es un noble et grand cœur, mon frère, tu sais pardonner !…

– Je voudrais, répondit Andréa, d’une voix étouffée, et que, seul, le comte entendit, je voudrais que Dieu me pardonnât… lui aussi…

En même temps, M. de Manerve disait à M. James O’B. :

– Voilà toujours comme finissent ces affaires-là ; elles rendent les témoins ridicules, et les adversaires s’en vont bras dessus, bras dessous. On a fait une promenade du matin pour gagner de l’appétit.

Et le baron alluma un cigare avec la philosophie grondeuse d’un homme qui est désolé de s’être levé à cinq heures du matin.

Andréa et don Inigo se saluèrent froidement et s’éloignèrent l’un de l’autre.

– Ils ne se donnent pourtant pas la main, observa M. James O’B…

– Ah çà, murmura le baron, êtes-vous fou, mon cher ? Il ne manquerait plus que de plumer les canards du déjeuner, séance tenante.

M. de Manerve se dirigea vers son break et y monta le premier, sans attendre les remerciements du marquis don Inigo. Celui-ci avait pris le bras de son second témoin et causait avec lui.

Armand, Fernand Rocher et Andréa étaient déjà remontés en voiture, et quittaient le lieu du combat.

Le comte Artoff tournait le break, et Baccarat lui disait :

– Il est évident que tout ceci est une comédie. Si don Inigo eût été un adversaire sérieux, bien certainement sir Williams, qui tire le pistolet merveilleusement bien, l’eût abattu, comme un pigeon.

– C’est mon avis, dit le comte.

– Donc, il faut que nous ayons le mot de l’énigme.

– Oh ! soyez tranquille.

– Ah ! dit Baccarat avec un frisson de colère dans la voix, si je pouvais avoir la certitude que ce prétendu marquis et le faux vicomte de Cambolh, ne font qu’un, j’aurais bientôt démasqué sir Williams.

– C’est grave, ma chère amie.

– Mais non impossible.

Et Baccarat, dans le cerveau de qui une idée lumineuse se faisait jour brusquement, ajouta :

– Si j’ai huit jours devant moi, si d’ici là sir Williams n’a pas mis à exécution quelque nouvelle infamie, je les tiens tous deux.

Le break partit au grand trot et déposa vingt minutes après, le marquis don Inigo sur le seuil de l’hôtel Meurice, et peu de temps après, M. James O’B… rue du Port-Mahon.

Alors, demeuré seul avec son cocher et son groom, le baron regarda Baccarat, qui se tourna à demi vers lui.

– Eh bien, lui dit-il, vous avez vu ?

– Tout.

– Êtes-vous satisfaite ?

– Mais… sans doute.

– Ma chère amie, dit le baron, Dieu me garde de manquer à la parole que j’ai donnée au comte, en vous demandant pourquoi vous avez voulu assister à cette bouffonnerie.

– Bouffonnerie est peut-être le mot, baron, observa Baccarat.

– Mais convenez, poursuivit M. de Manerve, que j’aurais bien le droit de supposer que vous aimez don Inigo.

– Supposez, baron, dit-elle froidement. Puis elle ajouta : – À propos, vous me rendrez bien un service, n’est-ce pas ?

– Deux, si vous voulez.

– Le comte va vous laisser à l’entrée de la rue Saint-Lazare. Vous irez jusque chez mon ancienne amie, madame de Saint-Alphonse, vous saurez si elle est encore à Paris.

– Elle y est… Je l’ai vue hier.

– À merveille !

– Et que dirai-je ?

– Que le comte l’invite à déjeuner aujourd’hui. Puis, si ce soir elle a besoin de vous, vous vous mettrez à sa disposition.

– Volontiers.

– Il est bien entendu, acheva Baccarat, que vous serez aussi muet sur ceci que vous devez l’être sur les autres événements de cette matinée.

– C’est entendu, ma chère.

Le break tournait en ce moment l’angle de la rue de la Chaussée-d’Antin.

Le baron de Manerve descendit, et tandis qu’il prenait la rue Saint-Lazare, le comte et Baccarat rentrèrent à l’hôtel de la rue de la Pépinière.

Une heure après, la jeune femme et son compagnon avaient repris leurs vêtements ordinaires, et madame de Saint-Alphonse se faisait annoncer.

Baccarat s’était retirée au premier étage de l’hôtel, et madame de Saint-Alphonse trouva le comte au salon.

– Chère madame, lui dit celui-ci en lui baisant galamment la main, cent mille francs pourraient-ils vous convenir ?

– Toujours, cher ami, répondit la jeune femme en riant. Auriez-vous l’intention de me les offrir ?

– Peut-être…

Madame de Saint-Alphonse enveloppa le jeune Russe de ce regard clair et sûr que certaines femmes possèdent, et qui leur permet de lire quelquefois au fond du cœur de l’homme.

– Voyons, dit-elle, ne plaisantons pas, mon cher comte.

– Je ne plaisante pas, chère amie.

– Si vous m’offrez cent mille francs, c’est qu’assurément vous avez un grand besoin de moi.

– En effet, dit le comte.

– Je connais les honoraires, voyons le service.

– Ma chère amie, vous vous souvenez de Baccarat, j’imagine.

– Sans doute, et je sais même, du moins tout Paris le prétend, que vous l’avez séquestrée et fait partir pour un de vos châteaux de Crimée ou des bords de la Néva.

– C’est une erreur.

– Comment ! Baccarat est à Paris ?

– Mais certainement, répondit une voix claire et argentine.

Une porte venait de s’ouvrir, et Baccarat se montrait sur le seuil.

– Ma chère, dit-elle, le comte t’a fait les ouvertures. Je vais, moi, te dire comment on peut gagner cent mille francs.

Et Baccarat fit asseoir madame de Saint-Alphonse et s’assit elle-même auprès d’elle.

– Tu peux gagner cent mille francs très facilement, continua-t-elle.

– Je suis prête.

– Et tu auras raison, car le comte Artoff que voilà est un singulier ami.

– Comment cela ?

– Tu sais qu’il est étroitement lié avec ton prince russe.

– Ils sont intimes.

– Or, figure-toi, poursuivit Baccarat, que le comte s’est mis en tête d’être jaloux pour le compte de son ami.

– Je ne comprends pas…

– Tu vas voir. Il a appris que le petit baron de R…, un jeune homme charmant à tous égards, du reste, était, en l’absence de ce pauvre prince, l’homme le plus heureux du monde.

Madame de Saint-Alphonse tressaillit et regarda Baccarat avec inquiétude.

– Et, poursuivit celle-ci, il s’est mis en tête d’ouvrir les yeux au prince. Mais moi, chère amie, j’ai pensé que tu pourrais acheter le silence du comte.

– Comment ?

– En te laissant mettre cent mille francs dans la main pour nous rendre un simple petit service.

Un fin sourire arqua les lèvres de la jeune femme.

– Je comprends, dit-elle, c’est-à-dire, que c’est une épée de Damoclès que vous suspendez sur ma tête.

– Précisément.

– Et comment en éviter la chute ?

– Ah ! dit Baccarat, c’est fort simple et fort compliqué à la fois, et je vais te conter cela sans témoins.

Baccarat prit madame de Saint-Alphonse par la main et l’emmena dans un petit boudoir attenant au salon, dans lequel elle laissa le jeune Russe.

* *

*

Le soir du même jour, M. de Manerve rentrait chez lui vers neuf heures pour s’habiller, lorsque son valet de chambre lui fit passer la carte de madame de Saint-Alphonse.

– Cette dame désire voir monsieur, sur-le-champ, lui dit-il.

– Faites entrer, répondit le baron.

Madame de Saint-Alphonse entra d’un air mystérieux, se pelotonna gracieusement dans le puff que lui avança M. de Manerve, et lorsqu’elle lui eut donné sa petite main à baiser :

– Mon cher baron, dit-elle, j’ai déjeuné, comme vous le savez, chez Artoff.

– Eh bien ?

– J’y ai vu Baccarat, et Baccarat m’a dit que vous n’aviez rien à lui refuser.

– Certainement non.

– Par conséquent, vous ne me refuserez rien à moi, j’imagine ?

– Rien de ce que vous me demanderez au nom de Baccarat.

– C’était ce que je voulais dire.

– De quoi s’agit-il ? demanda le baron en s’asseyant et en croisant les jambes.

– Voici : je voudrais que vous nous donniez un bal.

– Un bal ! moi ?

– Oui. Un bal de garçons, ou une soirée de lansquenet, si vous le préférez. Vous avez un délicieux appartement ; votre fête sera charmante.

– Si vous y êtes, dit galamment M. de Manerve.

– Ensuite, vous inviterez les dames que je vous désignerai.

– Très bien. Et les hommes ?

– Oh ! qui vous voudrez, pourvu que le seul que je désire rencontrer chez vous s’y trouve.

– Comment le nommez-vous ?

– Le marquis don Inigo de los Montes, un Brésilien.

– Parbleu ! dit M. de Manerve, je m’en doutais. Baccarat est un mystère vivant.

– Et elle compte sur votre silence ?

Le baron s’inclina. Puis il s’assit devant son bureau et prit une plume.

– Voyons, dit-il, quel est le jour que vous préférez ?

– Demain.

– C’est bien tôt pour mes invitations.

– Bah ! vous trouverez toujours plus de monde qu’il ne vous en faudra.

Le baron écrivit :

« Mon cher marquis,

« Maintenant que votre vilaine affaire de ce matin s’est heureusement dénouée, permettez-moi de vous faire une confidence. J’ai fait un pari, hier soir, avec une dame qui m’aime un peu. Voici quel était ce pari. La dame en question, comme toutes celles qui entrent à l’Opéra, par la porte du concierge, est superstitieuse ; elle a conservé de son éducation première l’habitude de se faire les cartes. Or, hier soir, elle lut dans ses cartes que vous seriez tué ce matin. Je soutins le contraire ; elle me dit : « Je vous parie cent louis que le marquis sera tué. »

« – Je les tiens, répondis-je, seulement, si je gagne, vous donnerez un bal chez moi, plaisir que vous me refusez depuis le commencement de l’hiver, sous le prétexte que toutes vos amies sont jolies. »

« La belle sorcière a donc perdu son pari, et elle s’exécute de bonne grâce. On danse chez moi demain, et vous serez mille fois aimable de nous arriver de bonne heure.

« Baron de Manerve. »

Cette lettre écrite, le baron la lut à madame de Saint-Alphonse.

– Vous êtes plein d’esprit, dit-elle. Adieu, à demain matin. J’ai besoin de vous voir avant votre bal.

Et madame de Saint-Alphonse s’en alla.

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