Depuis deux ou trois ans, le côté gauche des Champs-Élysées, en haut du rond-point, a complètement changé d’aspect.
L’ancien village de Chaillot a disparu, et le magnifique hôtel de la duchesse d’Albe, qui avait un parc de plusieurs hectares, a fait place à des terrains encore nus, mais qui, demain, seront couverts par une ville toute neuve.
Çà et là se dresse une construction à peine achevée ; la rue de Morny prolongée n’est bornée que par des terrains à vendre qui, pour la plupart, appartiennent à l’Assistance publique.
Quelques entrepreneurs hardis commencent à bâtir, mais les maisons ne sortent pas encore du sol.
À minuit, ce quartier est désert : on n’y rencontre même pas une voiture de place.
Pourtant les Champs-Élysées sont à deux pas, et, sur l’autre côté, le faubourg Saint-Honoré est plein de bruit et de lumière.
La plaine de Chaillot demeure une vaste solitude, et le passant qui aurait l’imprudence de s’y attarder, courrait grand risque d’y être dévalisé par quelque palefrenier anglais devenu pickpocket à ses moments perdus.
Cependant, ce soir-là, à peu près à l’heure où le malheureux Limousin se trouvait précipité dans l’espace d’une hauteur du troisième étage, la rue de Morny prolongée vit un petit coupé de maître s’arrêter à l’angle des Champs-Élysées.
Le coupé était brun, attelé d’un beau trotteur et conduit par un tout jeune cocher.
Un jeune homme ouvrit la portière et descendit.
Le cocher jeta un regard quelque peu étonné autour de lui, comme s’il eût cherché des yeux la maison absente dans laquelle son maître allait faire une visite nocturne.
Le jeune homme, qui était enveloppé dans un grand manteau imperméable, dont il avait relevé le col, car une petite pluie fine et serrée commençait à tomber, le jeune homme, disons-nous, alluma son cigare, puis il dit au cocher :
– Tu peux rentrer.
– Je n’attends pas monsieur ?
– Non. Va-t’en.
Le cocher tourna bride ; mais en même temps il tourna la tête, curieux sans doute de savoir où son maître pouvait aller à pareille heure.
Mais le jeune homme, qui, sans doute, n’était pas d’humeur à satisfaire cette curiosité, attendit fort tranquillement à la même place que le coupé qu’il venait de quitter eût descendu les Champs-Élysées et dépassé le rond-point.
Alors il se mit en marche d’un pas rigide, longeant cette rue sans maisons et se dirigeant vers le Trocadéro récemment nivelé.
Quand il eut dépassé la rue François Ier, également sans maisons, à ce point de jonction, il s’arrêta de nouveau.
Un bruit était parvenu à son oreille ; deux hommes marchaient derrière lui en causant à mi-voix.
Le jeune homme s’effaça contre une des palissades qui servaient de clôture aux terrains à vendre et attendit.
À mesure qu’ils approchaient, les deux hommes se détachaient plus nettement dans l’obscurité, et bientôt il fut aisé de voir qu’il s’en trouvait un qui était d’une stature colossale.
– Ce doit être Milon, pensa le jeune homme.
Les deux hommes n’étaient plus qu’à quelque distance de lui.
L’un disait :
– Alors, patron, il ne faudra pas vous déranger cette nuit.
– Non.
– Sous aucun prétexte ?
– À moins que l’Anglais qui est déjà venu hier soir ne revienne.
– C’est toujours au même endroit que vous allez ?
– Toujours.
– Alors, je puis m’en aller, patron ?
– Oui. Bonsoir.
– Bonsoir patron.
Et le plus petit des deux hommes tourna les talons et redescendit du côté des Champs-Élysées, tandis que le colosse continuait sa route.
Mais alors le jeune homme quitta sa retraite improvisée et fit un pas vers lui.
– Qui est là ? dit le colosse.
– Est-ce toi, Milon ?
– Oui, monsieur ; ah ! pardon, je ne vous reconnaissais pas, monsieur Marmouset.
– Il fait assez noir pour que tu sois excusable.
Et Marmouset, car c’était bien l’ancien élève de Rocambole, tendit la main à Milon, ce vieux serviteur fidèle du maître.
– Vous le voyez, dit Milon, je suis exact à notre rendez-vous mensuel.
– Moi aussi, dit Marmouset.
– Et, continua Milon, je suis bien sûr que personne ne manquera.
– Excepté Vanda peut-être.
– Pourquoi ?
– Je l’ai envoyée en Angleterre.
Marmouset passa son bras sous celui de Milon.
– Elle le retrouvera peut-être, ajouta-t-il.
Milon secoua la tête. Puis, d’une voix émue :
– Ah ! dit-il, j’ai bien peur que le maître ne soit mort.
Marmouset haussa les épaules :
– Tu disais la même chose il y a quatre ans, quand le maître était dans l’Inde.
– C’est vrai.
– Et le maître est revenu.
– C’est encore vrai. Mais vous savez le proverbe : « Tant va la cruche à l’eau…
– Qu’elle se brise », n’est-ce pas ?
– Oui, dit Marmouset ; mais, outre que tu n’es pas respectueux en comparant Rocambole à une cruche…
– Excusez-moi, balbutia Milon tout confus, j’aurai beau faire, je ne serai jamais qu’une bête.
– Tu oublies que ce diable d’homme joue avec la mort le sourire aux lèvres ? acheva Marmouset.
– Avec tout cela nous sommes sans nouvelles ?
– Oui.
– Et depuis plus de six mois.
– C’est encore vrai.
– Il n’y a pas loin pourtant de Londres à Paris… et si le maître ne nous donne pas signe de vie…
– C’est qu’il a ses raisons pour cela, dit Marmouset. Mais tu parlais tout à l’heure d’un Anglais…
– Ah oui, dit Milon.
– Qu’est-ce que cela ?
– Je vais vous le dire.
Ils avaient continué à marcher, et, s’arrêtant tout à coup devant un terrain clos, Milon passa la main entre deux planches et pratiqua une brèche.
– Nous ne sommes pas les premiers, dit-il.
Et il entra dans le terrain.
Marmouset le suivit, disant :
– Voyons, qu’est-ce que cet Anglais ?