VIII

Le Limousin avait donc regagné le bâtiment neuf.

L’invalide l’attendait et il l’aida à retirer la planche qui lui avait servi de pont.

– Eh bien ! que te voulait-elle ? demanda le soldat.

Le Limousin lui raconta son entrevue avec la jeune fille.

– Et que comptes-tu faire ? dit encore l’invalide.

– Pardine ! répondit le Limousin, c’est bien simple, j’irai trouver le patron.

– Et puis ?

– Et je lui dirai : Est-ce que vous connaissez Rocambole ?

– Je ne suis pas de cet avis, lui dit l’invalide.

– Pourquoi, mon ancien ?

– Je suis un homme d’expérience, je te l’ai dit, et j’estime qu’il ne faut jamais aller trop vite.

– Allez, mon ancien, expliquez-vous.

– Suppose une chose, reprit l’invalide : c’est que ton patron, M. Milon, l’entrepreneur de maçonnerie, ne soit pas celui que cherche ton Anglaise.

– Bon !

– Il voudra savoir pourquoi tu lui as fait cette question, et tu lui conteras la chose.

– Naturellement.

– Le patron est un homme d’âge ; les gens d’âge ne comprennent pas grand’chose à l’amour ; mais, en revanche, ils sont près de leurs intérêts. Comprends-tu, toi ?

– Non, mon ancien.

– Ton patron, dans tout ce que tu lui auras dit, ne verra qu’une chose.

– Laquelle ?

– C’est que tu t’amuses, la nuit, à passer de sa construction dans une maison habitée, sur une planche ; que la police peut trouver la plaisanterie mauvaise, que le propriétaire de la maison habitée peut se plaindre, et que M. Milon, homme patenté, peut avoir des difficultés avec l’autorité à cause de toi.

– Diable ! fit le Limousin, vous avez peut-être raison, mon ancien.

– Alors, poursuivit l’invalide, que fera-t-il ? Il te mettra à la porte du chantier, et tu ne pourras pas sauver l’Anglaise.

– Mais alors, mon ancien, dit le Limousin, frappé de la justesse de ce raisonnement, que feriez-vous à ma place ?

– Demain, je ne dirais rien au patron.

– Bon !

– Mais je m’occuperais de trouver une chambre quelque part pour la demoiselle, une chambre et des habits, car elle pense bien qu’elle ne peut pas être habillée comme une duchesse, si elle s’en va aux barrières.

– Et puis ?

– Et puis, la nuit prochaine, je lui ferais prendre l’air ; et ce ne serait que lorsqu’elle serait hors du chantier et en sûreté, que j’irais demander au patron s’il ne connaît pas ce monsieur… Comment l’appelle-t-on ?… Rocambole ?

– Fort bien, dit le Limousin. Vous parlez d’or, mon ancien, et je ferai comme vous dites.

Et l’invalide et le Limousin allèrent achever leur nuit auprès du feu allumé dans le chantier.

Quand le jour parut, l’invalide éveilla le Limousin, qui avait fini par s’endormir, et lui dit :

– Il m’est venu une idée.

– Voyons ça ?

– J’ai une sœur au Gros-Caillou, dans le passage de l’Alma ; elle est blanchisseuse, c’est une brave femme, qui m’est toute dévouée et qui fera ce que je voudrai.

– Bon !

– Elle logera ton Anglaise. J’irai lui parler aujourd’hui. Tu n’as plus à t’inquiéter de rien. Je t’apporterai même une robe et un bonnet pour la demoiselle.

– Ah ! mon ancien, murmura le Limousin, vous êtes un vrai camarade, vous !

– Je l’ai toujours été, dit l’invalide avec simplicité.

*

* *

La journée s’écoula.

Le Limousin était dévoré d’impatience ; mais il n’osait plus lever les yeux vers la croisée de miss Ellen, tant il avait peur que son projet ne fût deviné, soit par ses camarades du chantier, soit par les gens qui gardaient à vue la jeune Anglaise.

Seulement, en allant et venant, il finit par trouver une planche d’échafaudage qui avait deux pouces d’épaisseur et trois pieds de large.

Cette planche faisait partie d’un échafaudage qui fut démoli le soir, et le Limousin la rangea lui-même contre un mur.

La nuit vint, les ouvriers quittèrent le chantier et l’invalide arriva.

Il portait un petit paquet sous le bras, auquel personne ne fit attention.

Quand il se trouva seul avec le Limousin, il lui dit :

– J’ai vu ma sœur : elle t’attend avec l’Anglaise, et elle m’a donné des habits convenables que voilà.

Et il montra le paquet.

Tous deux allumèrent le feu de nuit et attendirent.

La veille, il faisait clair de lune ; ce soir-là, le temps était couvert et l’obscurité complète.

– J’aime autant ça, murmura l’invalide. Il y a toujours des flâneurs de nuit qui fument leur cigare aux fenêtres. On ne te verra pas.

La soirée passa, comme avait passé la journée ; le brouhaha des voitures, les rumeurs du boulevard s’éteignirent peu à peu.

Une lumière brillait à la fenêtre de miss Ellen.

Le Limousin disait tout bas à l’invalide, qui était monté avec lui dans le bâtiment en construction :

– Tant que je verrai cette lumière, je ne bougerai pas.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle n’est peut-être pas seule. Quand la lumière s’éteindra, nous poserons la planche.

Comme il disait cela, la lumière s’éteignit.

– Attendons encore un peu, dit le Limousin.

Quelques minutes après, la fenêtre s’entr’ouvrit.

– Ah ! voilà le moment, dit le Limousin, qui pensa que miss Ellen était prête.

Et l’invalide et lui poussèrent la planche, dont le bord alla s’appuyer sur l’entablement de la croisée.

Alors le Limousin prit le paquet de hardes apporté par l’invalide et s’aventura sur le pont improvisé.

Mais, comme il était parvenu au milieu du trajet, la fenêtre de miss Ellen s’ouvrit toute grande ; une forme humaine se montra, non point une femme, mais un homme ; et cet homme, saisissant la planche par le bout appuyé sur la fenêtre, la souleva d’une main vigoureuse et la repoussa…

L’invalide entendit un cri terrible, et le malheureux Limousin fut précipité dans l’espace !…

Share on Twitter Share on Facebook