LIX

Les pauvres gens, l’ouvrier accablé de chômage, le marin perdu sur les mers, le soldat qui a fait campagne, ont eu faim plus d’une fois ; et pour eux, peut-être, la faim est moins horrible.

Mais un homme comme sir James, un Anglais rose et gras, habitué à manger des roatsbeefs saignants et à boire du porter, avoir faim était un supplice nouveau et sans nom.

Quand il était venu rue de Marignan, il venait de faire un copieux dîner.

Or sir James ne déjeunait jamais avant onze heures du matin et rarement il se mettait à table poussé par le besoin.

Cet épouvantable tiraillement d’estomac qu’il éprouvait tout à coup n’était-il pas une preuve que la journée était déjà très avancée ?

Il y avait peut-être quinze heures, peut-être vingt, que le détective était enseveli tout vivant au fond de ce puits.

Et la fièvre le gagna, et avec la fièvre le délire, et dans le délire il eut une vision épouvantable.

Les murs de granit de ce puits qui lui servait de prison devenaient transparents comme du verre, et tout à l’entour, il voyait une foule de haillons, une foule hâve et triste qui lui montrait le poing et lui criait :

– Tu nous poursuivais, tu nous traquais comme des bêtes fauves, nous qui avions faim ! aie donc faim à ton tour !

Et les Irlandais, – car c’étaient des Irlandais que sir James croyait voir, – passaient et repassaient devant lui et semblaient se repaître de ses tortures.

Sir James se reprit à crier.

Alors la vision s’effaça et la raison lui revint.

Mais quelle raison ! La faim le torturait, et l’obscurité dans laquelle il était plongé ajoutait à l’horreur de sa situation.

Et les heures se passaient, et le sol ne remuait plus sous ses pieds, et aucun bruit ne lui parvenait.

Enfin, cependant, il éprouva tout à coup une légère oscillation.

Alors d’assis qu’il était, il bondit et se retrouva sur ses pieds.

Cette fois, ce n’était pas une illusion. Le sol de l’ascenseur s’était mis en mouvement.

Il appuya sa main sur le mur, et le mur fila sous sa main.

Sir James remontait.

Au bout de quelques secondes, il leva la tête, et ce fut avec une joie d’enfant qu’il vit briller tout en haut du puits une lumière.

L’ascenseur montait toujours, et bientôt le détective reconnut l’homme qui tenait une lampe à la main et semblait éclairer son ascension.

C’était encore Marmouset.

Mais, cette fois, le détective le regarda avec joie, comme il aurait regardé un ami, tant l’horreur de l’isolement l’avait dominé.

Il voyait donc enfin un visage humain ; il allait donc enfin entendre la voix d’un homme !

Tout à coup l’ascenseur s’arrêta.

Sir James put alors constater qu’il était à quatre mètres plus bas que le plancher de la caisse de Milon, c’est-à-dire l’orifice du puits.

Et Marmouset lui dit d’une voix railleuse :

– Gentleman, je suis bien votre serviteur.

Sir James lava ses yeux sur lui.

– Monsieur, dit-il d’une voix embarrassée, vous avez fait de moi votre prisonnier un peu trop longtemps.

– Vous trouvez ? fit Marmouset.

– En Angleterre, les prisonniers mangent deux fois par jour.

– Et depuis trente-six heures vous n’avez pas mangé, vous ?

– Aussi je meurs de faim.

– Monsieur, reprit Marmouset, vous m’excuserez quand vous saurez les nombreuses préoccupations qui m’ont accablé depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir.

– Mais, dit sir James avec impatience, votre machine s’est arrêtée, elle ne monte plus.

– À quoi bon ? Elle est montée juste assez pour que nous puissions causer.

Sir James eut un nouveau mouvement de colère.

– Vous voulez donc me garder ici ? s’écria-t-il.

– À moins que je ne reçoive de nouveaux ordres.

– Des ordres de qui ?

– Des ordres qui me viendront par le câble électrique de l’autre côté de la Manche.

Sir James frissonna.

– Je vous disais donc, poursuivit Marmouset, que j’ai fait depuis trente-six heures beaucoup de choses, qui m’ont forcé de vous perdre de vue et de vous oublier même un peu.

Sir James était au pouvoir de Marmouset, il se résigna à l’écouter.

– D’abord, continua celui-ci, j’ai délivré Ralph et sa mère.

Le détective eut un geste de surprise et presque d’incrédulité.

– Car la mère n’est point morte. Vous l’avez, en effet, jetée dans une citerne ; mais elle ne s’est pas noyée.

Et Marmouset raconta fort simplement à sir James ce qu’il était advenu de la mère et de l’enfant.

Sir James eût rugi de fureur la veille ; mais il était trop abattu maintenant pour accueillir cette nouvelle de la délivrance de la mère et de l’enfant autrement que comme une chose indifférente.

Marmouset continua :

– Ensuite j’ai expédié un télégramme en Angleterre.

– Ah ! fit sir James.

– Dans ce télégramme, adressé à l’abbé Samuel, un homme dont nous a parlé miss Ellen, – car il faut vous dire que si miss Ellen est encore à Saint-Lazare, du moins nous sommes en rapport avec elle, – dans ce télégramme je transmettais votre signalement, je vous désignais comme un ancien fénian et je demandais ce qu’il fallait faire de vous.

La réponse s’est fait attendre ; mais enfin la voici :

Et Marmouset déplia un papier et lut :

« Le comité secret a reconnu dans l’homme désigné un certain Williams Hoog qui avait disparu depuis cinq ans et qu’on croyait mort.

Faites de lui ce que vous voudrez, à moins que vous ne le renvoyiez en Angleterre, où une mort épouvantable sera son châtiment.

L’homme gris toujours en prison. Accourez. »

Marmouset remit le papier dans sa poche.

Puis d’une voix brève et qu’on sentait traduire une volonté inflexible :

– Sir James, dit-il, si on vous remet aux mains de vos anciens frères les fénians, vous savez quel sort vous attend !

– Tuez-moi donc ici, dit sir James d’une voix sourde.

– J’allais vous proposer de mourir dans ce puits.

En ce moment les tortures de sir James furent si grandes qu’il s’écria :

– Tuez-moi, mais donnez-moi à manger.

– Non pas, dit Marmouset, vous êtes condamné à mourir de faim.

La faim ne torturait pas seule le malheureux détective.

Il avait aussi une soif ardente.

– Donnez-moi au moins un verre d’eau, dit-il.

– Je vous donnerai à boire et à manger, dit Marmouset, si vous voulez faire ce que je vais vous demander.

– Ah ! parlez !

– Je savais bien que je viendrais à bout de vous, dit Marmouset, et que vous finiriez par devenir docile.

La faim a raison de tout, même d’un détective à la solde de la libre Angleterre.

Attendez-moi…

Et Marmouset disparut de l’orifice du puits, et sir James se retrouva dans l’obscurité.

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