LXI

L’hospice Saint-Louis est le moins triste assurément de tous les hospices de Paris.

À deux pas du canal Saint-Martin, au milieu de ce faubourg du Temple si gaiement et si rondement chanté par Paul de Kock, le peintre inimitable des grisettes et des titis, il a des arbres devant sa porte, des arbres dans sa cour, et le soleil y entre à flots par toutes les croisées.

C’était à Saint-Louis qu’on avait transporté le malheureux Limousin, après la chute effroyable qu’il avait faite.

Comme l’avait dit le médecin qui avait fait le premier pansement, l’état du pauvre ouvrier maçon était grave, mais il n’était pas désespéré.

Pendant huit jours, il avait été cependant entre la vie et la mort ; mais, ce temps écoulé, la vie avait repris le dessus, grâce à ce puissant auxiliaire qu’on appelle la jeunesse.

Et puis il était si bien soigné par les bonnes sœurs et par les internes !

Les unes et les autres l’avaient pris en affection dès le premier jour.

Un interne, jeune homme de vingt-quatre ans, avait été son confident jusqu’à un certain point !

L’interne avait raconté à ses collègues que cet ouvrier vulgaire était une manière de héros de roman.

Un maçon qui risque sa vie pour une demoiselle de haute naissance, peste !

Cela ne se voit pas tous les jours à Paris où, cependant, il n’y a pas mal de maçons depuis quelque temps.

Ensuite, on venait voir le Limousin.

Milon d’abord.

Ce bon Milon avait voulu qu’on lui donnât tous les soins possibles et qu’on n’épargnât rien.

– C’est moi qui paye, avait-il dit.

Puis, après Milon, qui venait tous les deux jours, c’étaient les camarades du chantier qui arrivaient les dimanches, et l’invalide, son ancien confident, et Marmouset lui-même, vêtu en gandin et le lorgnon dans l’œil.

Il n’en fallait pas davantage pour que le Limousin pût devenir en quelque sorte le héros du moment parmi les malades de Saint-Louis.

Mais ce fut bien autre chose quand on apprit, un matin, que deux belles dames se présentaient au parloir pour venir voir le maçon.

Quand elles traversèrent les longs corridors et les salles de la maison de souffrance, les sœurs elles-mêmes, les saintes filles, furent prises d’un mouvement de curiosité, les internes eurent un petit battement de cœur, les malades se soulevèrent sur leur lit.

Les deux femmes étaient jeunes et belles toutes deux, bien que l’une parût avoir quelques années de plus que sa compagne.

Elles se firent indiquer le lit du Limousin et s’en approchèrent.

Le Limousin avait entendu un certain remue-ménage, et s’était dressé sur son lit.

Quand il aperçut de loin les deux femmes, bien que la distance ne lui permît pas encore de savoir qui elles étaient, il eut comme un vague pressentiment ; ses tempes se mouillèrent et son cœur battit.

Les deux femmes arrivèrent auprès de lui.

Alors la plus jeune leva son voile.

Le Limousin jeta un cri.

Il avait reconnu miss Ellen.

Miss Ellen lui prit la main et lui dit :

– Mon ami, ne m’en veuillez pas si je ne suis pas venue plus tôt ; mais j’étais prisonnière ce matin, encore, et ma première visite est pour vous.

Le pauvre garçon, sans voix, sans haleine, la contemplait avec extase.

– Mon ami, dit miss Ellen, je vais quitter la France ; mais j’y reviendrai, croyez-moi, et nous nous reverrons.

Et puis, soyez tranquille, je ne vous oublierai pas.

– Et aucun de nous non plus, dit l’autre femme, qui n’était autre que Vanda.

Alors miss Ellen s’assit auprès du lit et, tenant toujours la main du Limousin :

– Avez-vous encore des parents ? demanda-t-elle.

– Oui, mademoiselle, j’ai ma pauvre vieille mère à qui j’envoyais la moitié de ma paye, quand je travaillais, répondit enfin le Limousin d’une voix tremblante ; mais M. Milon, mon excellent patron, m’a dit que si je venais à mourir, il en prendrait soin.

– D’abord vous ne mourrez pas, mon ami, reprit miss Ellen avec sa voix enchanteresse.

Ensuite, je ne veux pas que personne que moi, pour qui vous avez failli mourir, assure à votre mère une vieillesse heureuse. Que fait votre mère ?

– Elle ne peut plus travailler, madame.

– Si on lui donnait une maison, quelques soins, une femme pour la servir…

– Ah ! mademoiselle ! dit le Limousin les larmes aux yeux.

Miss Ellen tira de son sein un mignon portefeuille en cuir de Russie.

– Tenez, dit-elle, prenez cela. Il y a, dans ce portefeuille, vingt mille francs… pour votre mère.

Une larme roula dans les yeux du maçon, s’en échappa et coula lentement sur sa joue.

Miss Ellen devina ce qui se passait dans l’âme de cet homme du peuple qui avait osé lever les yeux jusqu’à elle.

– Mon ami, lui dit-elle encore, vous ne pouvez m’en vouloir d’assurer la paix de la vieillesse de votre mère ; mais ma dette envers vous n’est point acquittée encore…

Et elle lui tendit ses deux belles mains.

Le Limousin les prit dans sa main calleuse et tout frémissant, les approcha de ses lèvres et les baisa.

*

* *

Pendant que miss Ellen faisait ses adieux au Limousin, Marmouset et Milon préparaient leur départ pour Londres.

Ils avaient fait jouer l’ascenseur, et sir James Wood était remonté du fond de son puits.

– Gentleman, lui dit Marmouset, je vous ai montré la dépêche de l’abbé Samuel. Les fenians vous ont condamné à mort, et je suis libre de faire de vous ce que je voudrai. Mais ne craignez rien, il dépend de vous de vivre vieux.

Sir James le regarda.

– On fait grâce aux traîtres quelquefois, quand ils consentent à se rendre utiles. Or, poursuivit Marmouset, je vous promets votre grâce, si vous servez désormais ceux que vous avez trahis.

Le détective eut un geste de rage.

– Sir James, dit encore Marmouset, ce soir vous aurez quitté Paris, et demain matin nous serons à Londres.

Puis, lui montrant une caisse longue de deux mètres et haute d’un mètre et demi :

– Vous voyez cela ? dit-il.

– Oui, dit sir James.

– Vous ferez le voyage dans cette caisse.

Et comme le détective faisait un pas en arrière :

– Vous pensez bien, ajouta Marmouset, que je ne veux pas que vous puissiez nous échapper avant que nous ayons touché le sol de l’Angleterre.

En même temps, il fit un signe à Milon.

Milon ouvrit un placard et y prit une bouteille et un verre.

Marmouset déboucha la bouteille, versa, dans le verre, deux doigts de son contenu, une liqueur verte comme de l’absinthe étendue d’eau.

– Buvez cela, dit-il.

– Mais… dit sir James.

– Buvez !

– Et qui me dit que vous ne me versez pas du poison ?

– C’est simplement un narcotique.

– Qui me le prouvera ?

– Ceci.

Et Marmouset tira de sa poche un revolver qu’il braqua sur sir James.

– Si vous ne buvez pas cela, dit-il, je vous casse la tête.

Sir James comprit au regard froid et résolu de Marmouset qu’il n’y avait pas à hésiter.

Il prit le verre et le vida d’un trait.

Soudain un froid mortel l’envahit, ses paupières s’appesantirent, sa tête bourdonna ; il se laissa tomber anéanti sur un siège, et, quelques minutes après, il était plongé dans un profond sommeil.

– À présent, dit Marmouset, songeons à aller délivrer Rocambole !

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