L’homme à la barbe blanche qui venait d’ouvrir, n’était autre que notre ancienne connaissance Jean le Bourreau, le paria du bagne, que Rocambole avait réconcilié avec la société et avec lui-même, car longtemps il s’était fait horreur.
Il était le premier au rendez-vous, et ce rendez-vous avait lieu dans la cave d’une maison démolie, au milieu de ce quartier désert que nous venons de décrire. Pourquoi ! dans quel but ?
C’est ce que nous allons dire en peu de mots.
On doit se souvenir qu’à son retour des Indes, Rocambole avait emmené ses compagnons à Londres ; puis, le trésor du major enlevé, cette campagne aventureuse terminée, alors qu’on l’attendait à bord pour retourner en France, il avait manqué à l’appel.
Un mot de lui parvenu à ses compagnons leur disait :
– Partez sans moi, je vous rejoindrai !
Il y avait de cela plus d’un an, et le maître n’avait pas reparu.
Chaque mois, tous ceux qui lui avaient obéi, tous ceux qui auraient versé avec joie la dernière goutte de leur sang pour lui, se réunissaient tantôt dans un coin, tantôt dans un autre, sous la présidence de Milon et de Marmouset.
Chacun espérait, en y venant, apprendre quelque chose, avoir enfin des nouvelles du maître.
Les uns avaient voyagé, les autres avaient couru Paris en tous sens.
D’ailleurs, les compagnons de Rocambole n’étaient plus un amas de pauvres diables luttant avec les nécessités de la vie, en guerre clandestine avec la société, obligés de cacher soigneusement un passé ténébreux. Cet homme infatigable, avant de les abandonner, avait complété son œuvre ; il avait fait à chacun sa place au soleil.
Jean le Bourreau était redevenu boucher ; il avait un étal à Passy, dans la Grande-Rue, était du Conseil des prud’hommes et jouissait de l’estime générale.
Milon, commandité par Marmouset, devenu millionnaire par la mort de Gypsy la Bohémienne, Milon s’était fait entrepreneur. Il démolissait et reconstruisait des maisons, et il avait sous ses ordres une armée de quinze cents ouvriers.
La Mort des Braves s’était fait menuisier, et Marmouset avait payé son fonds.
La Camarde, cette ancienne maîtresse du Pâtissier, cette sinistre cabaretière de l’Arlequin, tenait à présent un beau débit de vins et liqueurs sur le boulevard de Sébastopol, et la Pie-Borgne était devenue marchande de pruneaux à l’entrée de la rue de la Paix.
Tous enfin avaient du travail, étaient dans l’aisance, vivaient honnêtement et conservaient au plus profond de leur cœur le respect et l’amour de cet homme qui, bandit lui-même en sa jeunesse, s’était régénéré par le repentir et leur avait tendu la main.
Rien n’était bizarre, du reste, comme ces réunions mystérieuses où chacun arrivait avec le costume de sa profession, où la robe de soie de Vanda frôlait le tablier de cretonne bleue de la Camarde, et l’habit élégant de Marmouset, le gros paletot pelucheux de Milon ou la veste tricotée de Jean le boucher.
Ces dissemblances avaient même un peu ému la police.
Ce jour-là, les amis de Rocambole s’étaient réunis chez la Camarde.
Un sergent de ville curieux avait adressé un rapport au commissaire de police du quartier.
Le commissaire, qui connaissait Milon, l’avait fait venir pour lui demander des explications.
Milon lui avait répondu qu’ils étaient d’anciens amis et qu’ils banquetaient une fois par mois.
Cette explication avait satisfait le commissaire, mais Milon avait dit à Marmouset :
– Je ne veux pas que la police se mêle de nos affaires. La prochaine fois, je vous indiquerai un endroit où elle ne viendra certainement pas.
Et c’était pour cela que la cave de la maison démolie dans le quartier de Chaillot avait été choisie pour ce nouveau rendez-vous.
Seulement, la nuit précédente, Milon y avait fait transporter par deux de ses ouvriers, dont il était sûr, un panier de vin et une pipe d’eau-de-vie.
Donc, Jean le Bourreau avait été le premier au rendez-vous.
Puis étaient venus Marmouset et Milon, et, après eux, la Mort des braves, et dix autres encore.
Et tous s’étaient regardés tristement.
Personne n’avait de nouvelles du maître.
– Sommes-nous tous là ? demanda Marmouset.
– Vanda n’y est pas, répondit Milon.
– Elle ne viendra probablement point, je te l’ai dit, reprit Marmouset.
Mais, comme il parlait ainsi, la porte s’ouvrit brusquement et il y eut un cri de joie parmi les assistants.
Vanda apparut sur le seuil.
Elle était en robe de voyage, enveloppée dans une vaste pelisse fourrée.
– J’arrive de Londres, dit-elle, et je vous apporte des nouvelles de Rocambole.
Ce fut un cri d’enthousiasme parmi les compagnons du maître…
– Où est-il ? continua Vanda, hélas ! je n’en sais rien, mais je puis vous affirmer qu’il n’est pas mort.
– Tu ne l’as donc pas vu ? s’écria Marmouset.
– Non, mais j’ai suivi ses traces pas à pas jusqu’à il y a environ quinze jours.
– Et alors ?
– Alors, plus rien, disparu de nouveau.
– Oh ! dit Milon, c’est qu’alors il lui est arrivé un malheur.
– Non, dit Vanda avec conviction. Rocambole était victorieux de ses ennemis à l’heure même où je perdais sa trace.
– Quels ennemis avait-il donc à Londres ? Était-ce le major indien ? demanda Milon.
– Non, dit Vanda. Les nouveaux ennemis de Rocambole, ou plutôt ceux à qui il a déclaré une guerre sans merci, ce sont les oppresseurs de l’Irlande et de la foi catholique. Rocambole s’est mis à la tête des fenians de Londres, qui l’appellent l’homme gris.
– L’homme gris ! s’écria Milon, ils l’appellent l’homme gris ?
– Oui.
– Ah ! c’était donc bien à moi qu’en avait le pauvre Anglais que j’ai presque mis à la porte ! murmura le colosse avec un accent de désespoir.
– Parle, dit Marmouset à Vanda, dis-nous d’où tu viens et ce que tu as appris.