XIV

Milon avait vu souvent Marmouset à l’œuvre, et c’était l’homme en qui il avait le plus de confiance, après Rocambole, bien entendu.

Il le suivit donc, persuadé que le jeune homme allait faire de bonne besogne.

L’invalide les précédait, et il ouvrit la porte en planches grossièrement assemblées qui fermait le chantier.

– Montrez-moi d’abord la fenêtre, dit Marmouset.

– La voilà, dit l’invalide ; et voici la planche qui s’est brisée en tombant.

Marmouset monta ensuite dans la maison en construction ; il examina attentivement la distance qui séparait les deux fenêtres, et, prenant un carnet, il écrivit dessus quelques mots.

Puis il rejoignit Milon.

– Maintenant, lui dit-il, écoute-moi bien.

– Parlez, dit Milon.

– Tu vas t’en retourner là-bas.

– À la rue de Morny ?

– Oui.

– Et tu diras aux camarades que tu ne peux rien leur dire pour le moment, mais qu’on peut avoir besoin d’eux d’un instant à l’autre.

– Et vous ? dit Milon.

– Moi, je vais rester ici.

– Dans le chantier ?

– Je vais d’abord faire un tour dans le quartier, et puis je reviendrai. Dis à l’invalide, toi qui es le maître ici, qu’il peut m’obéir aveuglément.

– Ah ! mon ancien, dit Milon, je suis l’entrepreneur, mais monsieur que voilà est l’architecte ; comprenez-vous ?

– Comme qui dirait, dit l’invalide, que vous êtes le colonel, mais que monsieur est le général. Respect à la hiérarchie. On obéira à monsieur.

– C’est bien, dit Marmouset. Tu peux t’en aller, Milon.

Milon avait fini par obéir à Marmouset comme il obéissait à Rocambole, militairement.

Demeuré seul avec l’invalide, Marmouset lui frappa sur l’épaule.

– Venez avec moi, dit-il.

L’invalide le suivit.

Ils quittèrent le chantier et entrèrent dans la rue Louis-le-Grand.

– C’est bien là, dit Marmouset, la porte de la maison où demeurait l’Anglaise ?

– Oui, certes.

Marmouset inscrivit le numéro sur son calepin.

– Mais, monsieur, dit l’invalide, il est probable qu’elle n’a pas déménagé cette nuit et qu’elle y demeure encore.

– C’est là ce que vous allez m’aider à savoir.

– Voulez-vous que j’aille sonner et que je demande au portier ?

– Non, dit Marmouset, qui ne put s’empêcher de sourire de cette naïveté. Allons chez moi, d’abord.

– Chez vous ?

– Oui, je demeure à deux pas d’ici, à l’entrée de la rue Auber.

En effet, depuis quelques mois, Marmouset habitait un premier étage dans cette nouvelle rue dont les splendeurs modernes éclipsent la splendeur ancienne de la Chaussée-d’Antin, reléguée maintenant au second plan.

Ce fut là qu’il conduisit l’invalide.

Le valet de chambre qui vint ouvrir à son maître fut quelque peu étonné de le voir rentrer en pleine nuit suivi d’un homme à jambe de bois ; mais, au lieu de satisfaire sa curiosité, Marmouset l’envoya se coucher.

L’invalide, en pénétrant dans cet appartement où régnait un luxe de bon goût, était peut-être tout aussi étonné que le domestique, et se demandait sans doute pourquoi on l’amenait en pareil lieu.

Mais le soldat est sobre de paroles ; il n’interroge pas.

D’ailleurs Milon lui avait dit qu’il devait obéir à Marmouset.

Cela lui suffisait.

Marmouset le conduisit dans son cabinet de travail.

– Mon brave, lui dit-il, vous voyez ce plateau à trois flacons, sur cette table ?

– Oui, monsieur.

– Les trois flacons contiennent du kirsch, du rhum et de l’eau-de-vie. Vous choisirez.

– Oh ! fit l’invalide.

– On dort bien sur ce divan…

– Mais… monsieur…

– Et je vais vous donner une robe de chambre qui vous enveloppera jusqu’aux chevilles.

– Oh ! dit l’invalide, je n’ai pas besoin de robe de chambre.

– C’est possible, mais il faut bien que je remplace votre uniforme par quelque chose.

– Mon uniforme ?

– Oui, j’en ai besoin.

– Pourquoi donc faire ?

– Pour aller garder le chantier cette nuit.

L’invalide eut un geste d’étonnement.

– Écoutez-moi bien, reprit Marmouset.

Et il versa un verre de rhum à l’invalide, qui le regarda et attendit.

– À votre santé, dit Marmouset.

Puis il continua :

– Vous pensez bien que ce n’est pas la jeune Anglaise qui a soulevé la planche et fait culbuter le pauvre Limousin.

– Oh ! pour ça, non.

– C’est donc un des deux hommes qui la gardaient ?

– Très certainement.

– Et comme vous avez aidé le Limousin, ces hommes doivent vous avoir remarqué.

– Bon !

– Et ils se méfient de vous.

– Eh bien ?

– Mais demain matin, au petit jour, en voyant un autre invalide, ils penseront qu’on vous a remplacé et ils ne se méfieront plus du nouveau.

– Et… ce nouveau ?

– Ce sera moi.

– Tout cela est très bien, dit le soldat amputé, mais vous êtes tout jeune, monsieur.

– Qu’est-ce que cela fait ?

– Et vous avez tous vos membres.

– Je vais me séparer d’un de mes bras, dit Marmouset en riant.

– Plaît-il ?

– Tenez, dit encore Marmouset, déshabillez-vous auprès du feu, je vais vous donner un pantalon et une robe de chambre en échange de votre uniforme.

L’invalide obéit encore.

– Maintenant, dit Marmouset, vous allez voir.

Et il passa dans son cabinet de toilette.

Dix minutes après il en sortit, et l’invalide jeta un cri de surprise.

Marmouset avait de grosses moustaches grises, des cheveux blancs, et il paraissait amputé du bras gauche.

L’invalide ne le reconnut qu’à la voix.

– Bon ! dit-il, la moustache, les cheveux, ça s’explique encore ; mais le bras…

– Mon bras est collé au long de mon corps, et je me suis fait un moignon avec du son.

Puis il ajouta en souriant :

– Je vous avouerai qu’avant d’être architecte, j’ai été comédien.

Et Marmouset laissa l’invalide installé chez lui, et il sortit affublé de son uniforme et prit la route du chantier.

– Allons voir, se dit-il, si les gens de la police anglaise sont plus forts que nous.

Share on Twitter Share on Facebook