Marmouset reprit :
– En rapprochant le récit que nous a fait l’invalide, parlant pour le Limousin, de ce que je devine, voici ce qui a pu se passer :
Miss Ellen, que nous envoie Rocambole, est arrivée à Paris.
À peine débarquée, elle s’est mise en campagne pour nous retrouver ; mais les détectives sont arrivés et se sont constitués ses gardiens.
Or, mon ami, voilà où j’acquiers la certitude que la police française s’est mêlée de cette affaire. La loi anglaise ne peut rien en France, et il aurait suffi que miss Ellen se plaçât sous la protection du commissaire de police du quartier pour qu’elle fût débarrassée de ses deux drôles.
– Pourquoi donc ne l’a-t-elle pas fait ?
– Parce que les deux détectives avaient pris les devants.
– Comment cela ?
– Ils ont dû aller à l’ambassade anglaise, laquelle les aura recommandés à la Préfecture de police.
– Et la préfecture de police ?
– Leur aura donné un ordre d’arrestation avec la faculté de ne pas s’en servir, si cela n’était pas nécessaire.
– Ah ! je comprends, dit Milon.
– Donc, suis bien mon raisonnement. Tu as cent mille francs dans ta caisse.
– Bon !
– Je te les vole.
– Ce qui n’est pas dangereux, dit Milon en riant.
– Tu vas porter plainte et la police se met en campagne.
– Et puis ?
– Dès la première investigation, elle reconnaît que le voleur ne peut être qu’un Anglais.
– À quoi voit-elle cela ?
– Ne t’en préoccupe pas, c’est mon affaire.
– Fort bien.
– La police songe alors aux deux détectives qui ont probablement enfermé miss Ellen, et elle se met en rapport avec eux.
– Ah ! ah !
– Dès lors, je me fais chasser par eux, et tandis qu’ils me prennent pour le gibier, je deviens réellement le chasseur, et nous retrouvons miss Ellen.
Milon regarda Marmouset avec une naïve admiration :
– Il y a des moments, dit-il, où je vous prendrais volontiers pour le maître lui-même.
Marmouset se prit à sourire :
– Il est probable, dit-il, que si Rocambole n’avait pas trouvé de l’étoffe chez moi, il ne m’aurait pas fait son élève, et, d’un affreux voyou que j’étais, il n’aurait pas fait un parfait gentleman.
– Cela est vrai, fit Milon. Mais…
– Mais, quoi ?
– Vous me volez mes cent mille francs, et on vous arrête.
– Cela dépendra.
– Comment vous justifierez-vous ?
– D’abord, on ne m’arrêtera pas.
– Ah !
– Et puis, si on m’arrêtait, je saurais bien me tirer d’affaire, sois tranquille.
– Alors, c’est bon, dit Milon, faisons comme il vous plaira.
– À quelle heure es-tu chez toi, toujours ?
– À midi, c’est le moment où mes maîtres compagnons viennent prendre mes ordres.
– C’est bon, rentre chez toi et attends-moi.
Et Milon, docile, Milon le colosse s’en alla.
*
* *
Comme on a pu le voir, Milon était revenu à son ancien métier ; car, on se souvient qu’après la mort de sa maîtresse, la mère d’Antoinette et de Madeleine, et avant que M. de Monfort l’envoyât au bagne, il s’était fait maçon.
Marmouset l’avait commandité, et en attendant qu’un ordre de ce maître mystérieux qu’on appelait Rocambole lui donnât une autre mission, il occupait des centaines d’ouvriers et faisait tout doucement fortune.
Milon habitait rue de Marignan, à deux pas de l’hôtel de Vanda.
La maison, à de certaines heures, avait toute l’animation d’une vaste administration, les jours de paye surtout.
Les ouvriers du bâtiment, maçons, tailleurs de pierre, ravaleurs, menuisiers, couvreurs, charpentiers et serruriers s’y croisaient sans relâche.
Le vieux colosse était là, actif, bienveillant, juste surtout, écoutant les réclamations, donnant des ordres à ses contremaîtres, et, du fond de son bureau, faisant marcher vingt constructions différentes.
Or, ce jour-là était précisément un samedi, le premier samedi du mois, et Milon réglait ses comptes d’ouvriers, lorsque, au moment où midi sonnait, une voiture s’arrêta à la porte.
C’était une voiture de grande remise, louée à la journée, et de laquelle les ouvriers qui, en attendant leur tour, s’étaient approchés de la fenêtre du bureau de Milon, virent descendre un personnage singulier.
Était-ce un jeune homme ou un vieillard ? Nul n’aurait pu le dire.
C’était un homme au visage coloré, aux favoris d’un rouge ardent, au front un peu chauve et qui était affligé d’un pénible embonpoint.
Il portait un habit bleu et un pantalon trop étroit ; son cou disparaissait dans un large faux-col roide comme du parchemin.
D’énormes breloques étaient suspendues à son gilet, et il avait de gros diamants à sa chemise.
Enfin, il s’appuyait péniblement sur une canne à pomme d’or et était coiffé d’un de ces grands chapeaux à forme droite qu’on ne fabrique qu’en Angleterre.
– Maître Milon ? demanda-t-il à la servante qui vint lui ouvrir.
On l’introduisit dans le bureau.
Milon le regarda avec étonnement.
– Mossié, dit le personnage, je avé l’honneur de vous salouer, je été lord Candaule, pair d’Angleterre, et je été descendu à Meurice hôtel.
Milon tressaillit et salua.
– Le docteur de moâ, poursuivit mylord, il ordonnait le séjour de Paris pour la santé de moâ, et je volé construire une maison pour moâ dans les Champs-Élysées.
Milon se leva, ouvrit une porte qui donnait dans une pièce où était la caisse, et il y fit entrer le nouveau venu.
Alors, quand la porte se fut refermée, l’Anglais se mit à rire :
– Tu ne me reconnais donc pas ? fit-il sans aucun accent anglais cette fois.
– Marmouset ! exclama Milon.
– Pardieu !
– Oh ! le diable lui-même…
– Tu penses bien, dit Marmouset, riant toujours, que ce n’est pas la peine d’être l’élève de Rocambole pour ne pas savoir se grimer et se déguiser.
– Comment ! c’est vous ?
– C’est moi.
– Et vous venez me voler ?
– Non, pas encore. Je viens préparer mon vol.
– Ah !
– Seulement, je voulais être vu, et c’est pour cela que j’ai choisi l’heure où tu as beaucoup de monde.
– Maintenant, causons…
Et Marmouset que, selon l’expression de Milon, le diable lui-même n’aurait pas reconnu, s’assit tranquillement en face de Milon stupéfait.