– Montre-moi ta caisse, dit alors Marmouset.
Milon tira une clef de sa poche et ouvrit d’abord une porte qui se trouvait dans le mur.
Cette porte ouverte, Marmouset aperçut un placard, et, dans ce placard, une caisse d’origine anglaise.
Elle sortait des ateliers de William S. Helley, coffretier-serrurier dans Hosborne street, au n° 152, à Londres.
De la hauteur d’une armoire à glace ordinaire, elle pouvait peser mille kilogrammes et était à l’épreuve du fer et du feu.
Comme les caisses françaises, elle n’avait point un clavier de lettres ; une simple serrure constituait sa fermeture.
On voyait au milieu une petite ouverture hexagone de la dimension d’un pois ; c’était le passage de la clef.
Seulement, une fois dans la serrure, cette clef devait tourner tantôt à gauche, tantôt à droite, pendant un certain nombre de fois, et le possesseur seul de la clef avait dans sa tête ce chiffre-là.
Milon prit sa clef, qui ne le quittait jamais et faisait partie d’un petit trousseau qu’il portait suspendu à son cou par une chaîne d’acier.
– Ouvre-moi la caisse, dit encore Marmouset.
Milon obéit.
– Où sont tes cent mille francs ?
– Dans le portefeuille.
– Fort bien. Retire la clef et laisse ta caisse ouverte.
– Et puis ?
– Maintenant, ferme la porte du placard.
Milon obéit encore.
Alors, Marmouset examina cette seconde serrure et dit :
– Celle-là n’est pas méchante. On l’ouvrirait avec une paille.
– Mais, enfin, demanda Milon, que comptez-vous faire ?
– Je vais sortir d’ici d’abord.
– Bon !
– Tu me reconduiras, et, devant tout le monde, tu me diras : Mylord, j’aurai l’honneur de vous recevoir à quatre heures.
– Fort bien.
– Quand je serai parti, tu recommanderas à ta servante de m’introduire dans ton cabinet aussitôt que je me présenterai. Naturellement, j’arriverai un peu avant quatre heures, et tu t’arrangeras de façon à être en retard. Il faut qu’on puisse constater que j’ai passé trois quarts d’heure dans ton cabinet.
– Mais, quand j’arriverai ?
– Moi, je serai parti, en disant que j’avais un rendez-vous pressé, et que je ne puis attendre plus longtemps.
Tu entreras dans ton cabinet, tu trouveras ton placard foncé et ta caisse ouverte.
– Tout cela est très bien, dit Milon… mais après ?
– D’abord, tu ne rentreras pas tout seul. Tu reviendras avec un de tes contremaîtres ; un de ceux qui sont dans la pièce voisine en ce moment. Le vol constaté, tu prendras ta course vers l’hôtel Meurice, où, naturellement, tu n’as jamais vu lord Candaule ; puis chez le commissaire, et enfin à la préfecture, où tu dénonceras mon signalement exact au chef de la Sûreté.
– Et… enfin ?
– Enfin tu ne t’occuperas plus de rien. Tu penses bien que tes cent mille francs ne seront pas perdus, ajouta Marmouset en souriant.
Milon le reconduisit avec force révérences.
En traversant le bureau, Marmouset avait repris son baragouin anglo-français, et Milon lui dit :
– Si vous voulez vous donner la peine, mylord, de revenir à quatre heures, je serai tout entier à votre disposition, et nous irons voir le terrain à vendre dont je viens de vous parler.
– Aoh ! fit Marmouset. Combien de temps faut-il à vous pour bâtir une maison à moâ ?
– Trois mois.
– Trop de temps ! dit l’Anglais.
– On peut y arriver en deux mois et demi.
– Et plus vite encore ?
– Alors, il faudrait travailler la nuit à la lumière électrique.
– Aoh ! electric-light. Je voulais, moâ.
– Mais c’est très cher.
– Aoh ! je payerai beaucoup de bank-notes, moâ !…
Et Marmouset partit.
– Patron, dit alors un des contremaîtres, on fera de jolis bénéfices avec ce client-là, hein ?
– Nous prendrons une revanche de Waterloo, répondit Milon avec son gros rire.
Et Milon acheva de régler ses comptes, congédia ses ouvriers et monta dans son cabriolet pour aller visiter les chantiers.
En parlant, il n’eut garde de recommander à sa servante d’introduire l’Anglais aussitôt qu’il se présenterait.
*
* *
Cependant, le plan de Marmouset devait être légèrement modifié par un événement tout à fait imprévu.
Au moment où Milon s’en allait, un homme cheminait tristement sur le trottoir, de l’autre côté de la rue.
Milon l’aperçut, et l’émotion qu’il éprouva fut telle, qu’il retint si brusquement son cheval, que l’animal se cabra à demi.
Le colosse passa les rênes à son petit domestique et s’élança à terre.
L’homme qu’il avait aperçu, c’était cet Anglais en haillons qui s’était présenté chez lui déjà en lui parlant de l’homme gris.
– Ah ! enfin ! je vous retrouve ! s’écria Milon en lui saisissant vivement les mains.
– Oui, monsieur, répondit Shoking, car c’était bien notre ancien ami de Londres, le fidèle compagnon du mystérieux homme gris.
Milon parlait assez bien l’anglais, et ce fut dans cette langue qu’il continua :
– Vous reveniez chez moi ?
– Oui, je suis très misérable, dit Shoking, et, faute de retrouver la lettre que j’avais pour vous et qu’on m’a volée, nous sommes, moi, la femme et l’enfant avec qui je suis venu en France, dans la plus profonde détresse.
– Vous n’avez plus besoin de lettre, dit Milon. Ma bourse vous est ouverte.
Shoking le regarda avec une sorte de déférence.
– Vous m’étiez envoyé par l’homme gris ?
– Oui.
– Eh bien ! c’est mon ami intime.
– Ah ! fit Shoking.
– Mais, reprit Milon, qui songea soudain à miss Ellen, dites-moi, puisque vous avez vécu avec l’homme gris, si vous avez connu une jeune fille anglaise du nom de miss Ellen ?
– Miss Ellen ! s’écria Shoking.
Et Milon le vit pâlir, tandis qu’un regard plein de haine jaillissait de ses yeux.
– Oui, miss Ellen, répéta Milon.
– C’est la plus mortelle ennemie de l’homme gris ! s’écria Shoking.
Et Milon recula abasourdi, murmurant :
– Et nous qui voulions la délivrer.