XL

Sir James Wood, Irlandais doublé d’Américain, était un homme froidement audacieux.

D’un coup d’œil il avait jugé la situation.

La caisse forcée était un piège qu’on lui avait habilement tendu.

Marmouset, son commissionnaire du matin, vêtu en gentleman le soir, Shoking, Milon et les deux autres personnages qui apparaissaient derrière eux, étaient ces amis mystérieux vers lesquels l’homme gris avait tourné les yeux du fond de sa prison.

Le message confié à Miss Ellen était parvenu à son adresse.

Comment ?

Sir James Wood ne chercha point à le savoir, il n’avait pas le temps de raisonner ; il lui fallait tenir tête à l’orage, et l’orage, il le sentait, était menaçant.

Pourtant son visage demeura impassible, pas un muscle ne tressaillit, pas un geste d’effroi ne lui échappa.

Il eut même aux lèvres un demi-sourire et parut chercher des yeux quel était le chef de cette petite coalition.

Marmouset ne lui laissa pas cette peine longtemps.

– Sir James Wood, dit-il, vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre.

Sir James fit un geste de tête.

– Vous êtes en notre pouvoir, continua Marmouset.

Smith jetait autour de lui des regards effarés.

Sir James lui fit un signe qui voulait dire :

– Ne crains rien, nous nous en tirerons.

Marmouset reprit :

– Nous sommes dans un quartier désert. Les fenêtres de cette maison donnent sur un jardin ; vainement essayeriez-vous de crier, on ne viendrait pas à votre secours.

– Je ne sais, dit sir James.

Et il ne manifestait aucune émotion.

– Vous devinez, n’est-ce pas ? poursuivit Marmouset, ce que nous attendons de vous.

– Je ne devine jamais rien, répondit le détective.

– Bien. Alors nous allons vous aider.

– Comme il vous plaira.

– Vous vous étiez constitué le gardien de miss Ellen Palmure ?

– Parfaitement.

– Et pourtant elle a disparu. Qu’en avez-vous fait ?

– C’est mon secret.

– Le hasard m’ayant appris où elle était, dit Marmouset, je ne vous ferai pas de querelle à son endroit.

– Puisque vous le savez, il est parfaitement inutile de me le demander.

– Vous avez conduit miss Ellen dans une maison de fous d’abord. Puis vous avez demandé à Londres de nouvelles instructions, que vous avez portées à la préfecture de police, et là, le chef de la sûreté, pressé par l’ambassade d’une part, fort, d’autre part, du consentement que lord Palmure envoyait par écrit, a ordonné qu’elle serait transférée à Saint-Lazare.

– Tout cela est exact, dit sir James.

– Mais, dit Marmouset, il vous suffit d’écrire un mot, et miss Ellen sera relâchée.

– Ces mots, je ne les écrirai pas, dit sir James.

– En vérité !

– Je ne me fais pas d’illusions, poursuivit le détective. Vous ne m’avez pas attiré ici pour me laisser aller librement ensuite. Il est même possible que vous m’assassiniez. Seulement, je dois vous prévenir que je serai vengé.

– Ah ! dit Marmouset avec un sourire.

– Vous pensez bien, continua sir James en désignant Milon, que ce matin, en voyant monsieur dans le cabinet du chef de la sûreté, j’ai deviné.

Monsieur était l’homme que cherchait miss Ellen, et je n’ai pas cru au vol un seul instant.

– Ah ! ah !

– Je suis venu en France muni de pouvoirs réguliers, et la police française me doit aide et protection. Le chef de la sûreté est donc prévenu.

Trois agents sont embusqués au coin des Champs-Élysées, trois autres à l’autre bout de la rue, ils m’ont vu entrer ici. Maintenant, si vous voulez m’assassiner, dit froidement sir James, hâtez-vous, car dans un quart d’heure ils viendront à mon aide et me redemanderont mort ou vif.

Milon eut un geste d’inquiétude.

Mais Marmouset se prit à rire :

– Vous êtes un homme de sang-froid, sir James, dit-il, et vous avez imaginé habilement ce petit roman ; car c’est un roman…

– Vous croyez ?

– Je le crois et le prouve.

– Voyons ?

– Vous êtes sorti ce matin avec Milon de chez le chef de la sûreté.

– Cela est vrai.

– Vous n’avez donc pas pu lui communiquer vos soupçons. D’ailleurs, vous n’aviez pas de soupçons.

– J’ai revu le chef de la sûreté dans la journée.

– Non, sir James, car je vous ai fait suivre et je vais vous dire l’emploi de votre temps depuis ce matin.

– Vous me ferez plaisir, ricana sir James.

Mais Marmouset reprit :

– Nous n’avons pas le temps de nous amuser à des niaiseries. J’ai un moyen de faire sortir miss Ellen de Saint-Lazare. Laissons donc miss Ellen et parlons de l’Irlandaise Jenny et de son fils.

Nous ne savons ce que vous en avez fait, sir James, et il faut nous le dire.

Sir James haussa les épaules.

– Vous ne le saurez pas, dit-il.

– Bah ! reprit Marmouset, nous savons bien des choses déjà. D’abord celle-ci : vous êtes fenian apostat, vendu à l’Angleterre.

Cette fois, sir James perdit un peu de son assurance, et on le vit légèrement pâlir.

– Or, poursuivit Marmouset, vous savez quel sort épouvantable est réservé au fenian qui trahit ses frères. Les lois mystérieuses qui régissent l’association disent ceci : « Le frère qui aura trahi sera poursuivi et amené devant un tribunal qui le condamnera à mort. On commencera par lui couper la langue, puis les mains et les pieds, et on lui crèvera les yeux ; puis, on le laissera mourir de faim. » Est-ce cela, sir James ?

Très exactement, dit le détective.

– Or, poursuivit Marmouset, nous avons les moyens de vous envoyer en Irlande, comme un colis de messageries, et de vous livrer à ceux que vous avez trahis. Refuserez-vous encore de nous dire où est l’Irlandaise et son enfant !

– Je refuse, dit sir James, et je refuse parce que la conséquence de ma trahison, conséquence logique et bien humaine, vous en conviendrez, est une haine violente pour mes anciens amis.

– Vous êtes un homme bien trempé, sir James. Mais peut-être nous passerons-nous encore de vous, car nous savons un nom : Chapparot.

– Sir James tressaillit, et Marmouset le remarqua.

– Chapparot ! s’écria Jean le Boucher ; je le connais ! c’est un charbonnier. Si c’est lui ?…

Sir James avait retrouvé son impassibilité première, mais pas assez vite pour que Marmouset n’eût saisi l’émotion imperceptible qu’il avait éprouvée.

Et se tournant vers ses compagnons, Marmouset leur dit :

– Nous allons causer là-bas ; venez. Sir James, voici votre prison.

Et ils se dirigèrent vers la porte.

Sir James et Smith ne bougèrent.

– Ils croient m’effrayer, dit sir James quand la porte se fut refermée, mais ils n’y parviendront pas.

– En attendant, nous sommes prisonniers… dit Smith.

Et il montra les fenêtres cadenassées.

– Qu’est-ce que cela pour toi ? N’as-tu pas tes outils ?

– Pardine !

Mais comme Smith disait cela, il trébucha et jeta un cri.

– Hein ? fit sir James.

Et il trébucha à son tour.

Alors ces deux hommes de sang-froid jusqu’alors, se regardèrent avec une mystérieuse épouvante.

Le parquet, machiné sans doute dans la journée comme un plancher de théâtre, descendait lentement sous eux, grâce à un ressort qu’on avait fait mouvoir dans la pièce voisine.

Le sol descendait, et les fenêtres, les portes semblaient monter lentement au fur et à mesure.

Et le sol descendait toujours, et sir James et Smith, le serrurier comprirent avec terreur qu’ils allaient s’abîmer dans quelque profondeur inconnue…

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