Tandis que sir James Wood et Smith, dit le Serrurier, se trouvaient au pouvoir de Marmouset et des autres amis de l’homme gris, d’autres événements s’étaient accomplis dans le passage des Amandiers, où le détective après avoir noyé la mère, avait laissé l’enfant prisonnier à la garde du charbonnier Chapparot.
La citerne dont le farouche Auvergnat avait fait un instrument de mort mérite une description toute particulière, comme on va voir.
Le passage des Amandiers, dans lequel on entre par la rue du même nom, forme un coude et ses maisons du côté gauche se trouvent adossées aux maisons de la rue.
Entre les maisons de la rue et celle du passage, il y a plusieurs cours communes.
La citerne dont nous parlons était dans le même cas.
Autrefois un tonnelier avait habité la maison du côté du passage, et cette citerne lui servait à faire tremper ses douves et ses cercles.
Du côté de la rue il y avait eu un charron qui se servait de la citerne dans un but à peu près semblable.
Charron et tonnelier avaient, chacun de son côté, leur puisard particulier.
Mais quand on avait démoli l’abattoir Popincourt, le charron, pour qui les bouchers étaient une forte clientèle, avait donné congé et il était allé s’établir aux nouvelles barrières.
Le tonnelier était mort, et la citerne était demeurée sans autre destination que celle du réservoir où s’accumulaient tout l’hiver les eaux pluviales.
Chapparot avait loué la cour dans laquelle se trouvait un des deux puisards et comme il savait que la boutique du charron était inoccupée, il n’avait pas hésité à disposer une planche en bascule pour que la malheureuse Irlandaise s’y noyât.
Mais la Providence, que l’on s’obstine à nier, veille sans cesse sur les faibles et les protège contre les forts.
Chapparot et sir James avaient entendu un cri terrible au moment où la planche basculait sous les pieds de Jenny, puis quelques gémissements étouffés, un clapotement de quelques minutes, puis rien…
Cependant Jenny ne s’était pas noyée.
La nature met au cœur des mères une énergie sans égale.
Après avoir fait un plongeon, Jenny remonta à la surface, et ses vêtements arrondis comme une ceinture de sauvetage, l’y soutinrent.
Et Jenny ne cria pas, n’appela pas au secours ; elle écouta.
Elle entendit la voix de son fils disant :
– Maman ! rendez-moi maman !
Puis son fils ne dit plus rien et sir James Wood eut un éclat de rire.
Ce fut rapide comme l’éclair, instantané comme une décharge électrique. Jenny comprit tout.
On avait voulu la noyer pour s’emparer de son fils, et si elle bougeait, un de ces deux hommes descendrait dans la citerne pour l’achever.
Ce n’était pourtant pas l’amour de la vie qui réduisait Jenny au silence.
Mais elle songeait à son fils ; et comme l’espérance ne meurt qu’avec la vie, Jenny se rappela que déjà, on l’avait séparée de son enfant et que, cependant, son enfant lui avait été rendu.
L’eau était glacée, l’atmosphère fétide et asphyxiante.
Jenny eut cependant l’héroïsme de ne pas faire un mouvement.
Ses vêtements s’imprégnaient d’eau et s’alourdissaient peu à peu.
Jenny sentait qu’elle s’enfonçait par degrés.
Comme toutes les filles de pêcheurs, elle savait nager, elle aurait donc pu se soutenir plus longtemps ; mais ses bourreaux qu’elle sentait marcher au-dessus de sa tête l’eussent entendue.
Cela dura trois minutes peut-être, mais ces trois minutes furent un siècle d’agonie.
Enfin Chapparot et sir James Wood s’éloignèrent.
Alors l’amour maternel et l’instinct de la conversation se réunirent chez l’Irlandaise et amenèrent un suprême effort.
Elle se mit à nager vigoureusement.
Était-elle dans un puits ou dans un canal ? elle ne le savait pas, car d’épaisses ténèbres l’enveloppaient.
Ses mains étendues rencontrèrent un mur ; elle se tourna d’un autre côté et se remit à nager.
Tout à coup il lui sembla que l’obscurité était moins grande et qu’un faible rayon de clarté brillait devant elle.
Elle nagea encore et se trouva dans le deuxième puisard, celui du charron.
Celui-là était couvert avec des planches comme l’autre, mais il se trouvait dans la boutique, même et non pas dans une cave.
La boutique était vide, les portes en étaient fermées, mais au-dessus des portes il y avait une imposte vitrée qui laissait passer la clarté du jour, et ce jour, arrivant jusqu’aux planches mal jointes qui recouvraient le puisard, laissait tomber un dernier rayon au travers sur l’eau dormante de la citerne.
Et Jenny, levant la tête, vit le jour, et l’espoir lui revint au cœur, plus tenace, et ses forces épuisées se ranimèrent. Elle nageait sur place, de façon à se soutenir le plus longtemps possible.
Peu à peu ses yeux se faisaient à l’obscurité, et elle était parvenue à mesurer du regard, grâce au faible rayon de lumière, la distance qui séparait le niveau de l’eau de la voûte de la citerne.
Puis elle fit tout le tour de la citerne, promenant une de ses mains sur les parois lisses et dépourvues de la moindre aspérité.
Et pendant cette recherche infructueuse, la malheureuse, alourdie par ses vêtements qui, moyen de salut d’abord, allaient finir par l’entraîner au fond de l’eau, sentait ses forces la trahir insensiblement.
Mais comme elle luttait en désespérée contre cette mort lente et qui semblait inévitable, elle se heurta à un corps dur qui parut fixe devant elle.
Elle étendit de nouveau ses mains et saisit une planche, une vieille planche pourrie qui flottait sur l’eau.
Et elle s’y cramponna, comme le matelot naufragé se cramponne à une épave de son navire brisé.
Tout à coup elle perçut un bruit au-dessus de sa tête, le bruit d’une porte qu’on ouvre.
Jenny, couchée sur la planche, crut un moment que c’était sir James et le charbonnier qui revenaient ; mais elle entendit presque aussitôt une voix jeune et sonore qui chantait le Pied qui remue, cette délicieuse fantaisie si poétique qui a longtemps abruti les Parisiens.
Un homme était entré dans la boutique du charron, et cet homme, Jenny ne s’y trompa point, n’était ni Chapparot, ni sir James.
Et alors l’Irlandaise épuisée se mit à crier.
Soudain la voix se tut, et le Pied qui remue ne remua plus du tout.
Jenny cria de plus belle.
Alors les planches qui recouvraient le puisard furent soulevées et une tête d’homme apparut à la pauvre Irlandaise, en même temps que le jour descendait à flots dans la citerne.
Le hasard lui envoyait un libérateur !…
Quel était-il ?
C’est ce que nous allons dire…