Mais la mère Vincent, – c’était le nom de la mère de Polyte, – n’était pas femme à laisser ainsi son dîner s’envoler et prendre la route du ciel.
Elle s’élança dans l’escalier et cela si rapidement, elle monta les marches avec une telle vitesse, qu’elle arriva au dernier palier juste au moment où Polyte rentrait dans le grenier, son butin à la main.
Alors la portière jeta un cri en se trouvant en la présence d’une femme encore jeune et belle et qui la regardait avec un étonnement plein d’inquiétude.
Et la mère Vincent crut comprendre, tout en ne comprenant pas du tout.
Et elle s’écria :
– Ah ! vagabond ! ah ! mauvais sujet ! on t’en fichera du lard aux oignons, un litre à seize et un pain blanc pour nourrir tes donzelles !
Mais Polyte déposa la casserole, le pain et le vin sur une table qui se trouvait dans un coin du grenier ; puis, fermant la porte et prenant littéralement sa mère à la gorge :
– Mais puisque vous êtes venue jusqu’ici, dit-il, taisez-vous donc, maman, et écoutez !
Il y avait dans la voix, dans le geste de son fils une telle autorité que la portière se tut et, bouche béante, le regarda.
– Vous voyez cette femme ! dit alors Polyte, en lui désignant Jenny toute tremblante.
– Oui ; eh bien ?
– Sans moi, elle serait morte.
– Que veux-tu dire ?
– Vous savez le charbonnier du passage, Chapparot ?…
– Oui, qui a tué sa femme ?…
– Juste, maman. Eh bien ! il a jeté cette femme dans la citerne, où je l’ai repêchée il y a une heure.
Les cheveux dénoués de l’Irlandaise étaient encore imprégnés d’eau, et il suffit d’un regard à la portière pour juger que son fils ne mentait pas.
La mère Vincent était criarde, cancanière ; mais, comme son fils, elle avait bon cœur.
Une fois qu’elle fut bien convaincue qu’elle n’avait point affaire à quelque drôlesse de petit théâtre, à quelque fille ramassée on ne sait où par son mauvais sujet de fils, et que celui-ci lui disait la vérité, elle s’apitoya sur le sort de l’Irlandaise et écouta le récit de Polyte dans tous ses détails.
Et Polyte disait à l’Irlandaise que son fils était vivant et qu’il lui rendrait dans quelques heures.
Et la mère Vincent forçait l’Irlandaise à manger et à boire, et Jenny, songeant à son fils, que Polyte promettait de lui rendre, pleurait de joie.
– Voyons, maman, dit alors Polyte, faut pas faire les enfants, ni vous, ni moi. Faut avoir du vice.
La portière le regarda.
– Vous pensez bien que si Chapparot le charbonnier a jeté cette femme qu’il ne connaissait pas dans la citerne, c’est qu’on lui avait donné de l’argent pour faire le coup. Il a de l’or plein ses poches.
– Ah ! la canaille dit la portière.
– Par conséquent, poursuivit Polyte, il n’est pas seul à en vouloir à cette femme ; il faut se méfier.
– Ça, bien sûr, dit la mère Vincent.
– J’irais bien trouver le commissaire tout de suite ; mais si Chapparot voyait arriver les sergents de ville, il serait capable d’étrangler le petit.
La portière et Jenny frissonnèrent.
– Il faut donc que cette femme reste ici jusqu’à ce que nous ayons son fils.
– Oui, oui.
– Que vous en ayez bien soin…
– Oh ! tu peux y compter.
– Et que personne ne la voie.
– Bien sûr.
– Ensuite, faut que vous me promettiez de tenir votre langue, mais là, sérieusement.
– Je te le promets.
– Et de ne pas aller chez les voisines.
– Je ne bougerai pas.
– Si c’est comme ça, dit Polyte, tout ira bien. Voici qu’il est six heures et il fait nuit. C’est le moment où Chapparot ferme sa boutique et s’en va manger un morceau chez le mannezingue. Nous en profiterons.
Et Polyte laissa l’Irlandaise aux soins de sa mère et redégringola l’escalier, à cheval sur la rampe.
Quand il fut dehors, il s’en retourna flâner dans le passage. Les petites blanchisseuses avaient fini par le remarquer, et l’une d’elles qu’on appelait Pauline lui jeta une tendre œillade.
Chapparot était toujours sur sa porte et, cette fois, moins préoccupé sans doute, il regarda Polyte et fronça le sourcil.
Non point qu’il eût la moindre idée que le jeune homme s’occupait de lui et l’espionnait.
Mais Chapparot éprouva un moment de colère en le voyant passer et repasser devant la boutique des blanchisseuses.
C’est que cette brute humaine, cet homme farouche qui avait tué sa femme, chassé sa fille et qui vivait sous le poids d’une animadversion générale, cet homme était jaloux.
– Jaloux de quoi ?
Les chansons et les éclats de rire des petites blanchisseuses l’avaient longtemps agacé ; puis il s’était mis à les regarder et il y en avait une, cette même Pauline qui faisait les doux yeux à Polyte, qui l’avait fait tressaillir des pieds à la tête.
Chapparot était un homme établi ; il avait de l’argent ; la petite blanchisseuse n’avait probablement pas le sou.
Il était veuf, et rien ne l’empêchait de se remarier et d’épouser une jeunesse.
Chapparot s’était dit cela un matin, et quand un sac de charbon ou une voie d’eau sur l’épaule il passait devant la porte des blanchisseuses il jetait à la petite Pauline un regard de sinistre convoitise et songeait à en faire madame Chapparot.
Or, il arriva, ce soir-là, que Polyte, qui paraissait occupé exclusivement des blanchisseuses, alors qu’en réalité il attendait que le charbonnier s’en allât, il arriva, disons-nous, que Polyte excita tout à coup l’attention et la jalousie de l’Auvergnat.
Pauline vint sur le pas de la porte pour vider un baquet plein de savonnage.
Polyte fit un pas en arrière.
– Ah ! monsieur Polyte, dit l’espiègle, vous n’aimez pas vous mouiller les pieds, ça se voit.
– Tiens ! dit Polyte, qui n’avait jamais boudé à une jolie fille, vous me connaissez ?
– Pardine !
– Et d’où me connaissez-vous ?
– Vous avez joué la comédie aux Délass’-Com’, n’est-ce pas ?
– C’est vrai.
– Et vous étiez joliment drôle, allez !
Polyte se trouva flatté.
– Est-ce que vous ne pourriez pas me donner un billet de théâtre un de ces jours ? dit encore Pauline.
– Certainement, mam’zelle.
– Vous serez le roi des hommes. Merci d’avance ! Chut ! la patronne regarde par ici… Mais si vous voulez me voir, ce soir, à neuf heures…
– Où donc çà ?
– À l’entrée du passage. J’y serai. Nous rigolerons un brin.
Et Pauline rentra dans la boutique.
Chapparot était pâle de fureur. Il avait fermé sa boutique, mais il ne s’en allait pas.
– Hé ! vieux coquin, pensa Polyte, il me semble que tu me regardes ?
Et il s’en alla pour ne pas éveiller plus longtemps l’attention du charbonnier.
Alors, celui-ci se mit en route à son tour.
La nuit était venue, l’esplanade des abattoirs était déserte.
Polyte s’y engagea le premier.
– Quand je te verrai tranquillement attablé chez le mannezingue, pensait-il, je reviendrai.
Mais, comme Polyte, usant des ruses familières aux gens de police, qui, au lieu de suivre un homme, le filent, c’est-à-dire passent devant ; comme Polyte, disons-nous, traversait l’esplanade, il entendit courir derrière lui.
Et, se retournant, il aperçut Chapparot qui se ruait sur lui et le prit à la gorge, lui disant avec un accent de fureur concentrée :
– Ah ! tu te mêles de ce qui ne te regarde pas, gringalet !
Et le charbonnier attacha ses deux mains comme un étau de fer au cou de Polyte suffoqué…