Polyte était un garçon de sang-froid ; et s’il n’était pas inaccessible à une première émotion, au moins il savait la réprimer promptement.
La trappe était placée entre lui et la porte de la cour. Toute retraite lui était donc fermée, à moins qu’il ne passât sur le corps du charbonnier.
Polyte songea à se défendre.
Il s’empara d’un rondin de bois, qui avait un mètre de long et était gros à proportion, et il s’en fit une massue.
Si le charbonnier venait à le découvrir, il avait de quoi lui répondre.
Mais au moment de soulever la trappe, Chapparot hésita et se redressa brusquement.
– Tonnerre du sort ! dit-il, c’est drôle comme ça me fait de l’effet.
Il se baissa de nouveau, passa un doigt dans l’anneau qui servait à soulever la planche, tira à lui, laissa retomber.
Puis, se redressant une seconde fois :
– Ah ! feignant que je suis ! fit-il !
Et il recula d’un pas.
– C’est le remords qui l’étrangle ! pensait Polyte.
Cependant, on n’est pas Auvergnat sans être tenace. Chapparot revint une troisième fois à la charge, se disant tout haut des injures à lui-même.
Mais une troisième fois le cœur lui manqua.
– C’est drôle, disait-il, mais ça me fait de l’effet, comme pour ma femme. Quand je l’ai tuée, quand elle a été morte, je n’ai pu la regarder et s’ils avaient été moins bêtes, ils me prenaient marron et m’envoyaient me faire faucher à deux pas d’ici, place de la Roquette.
On le voit, bien qu’il fût un notable commerçant, un boutiquier patenté, le charbonnier Chapparot savait assez bien l’argot.
Pour lui, les juges étaient des curieux, et être pris marron équivalait à dire : pris sur le fait et arrêté séance tenante.
Polyte, abrité derrière la pile de rondins, ne perdait ni un mot ni un geste du charbonnier.
Les coquins, taciturnes d’ordinaire et se faisant une loi de peu parler, se dédommagent amplement quand ils sont seuls ou se croient seuls.
Ils s’adressent alors de véritables discours, dans lesquels ils s’administrent le blâme ou la louange.
Chapparot se racontait à lui-même ses petits péchés, et il était à cent lieues de supposer que des oreilles humaines l’entendaient.
– Après ça, se dit-il encore, c’est peut-être parce que j’ai l’estomac vide. Je me pocharderai un brin ce soir, et j’aurai plus de courage.
Cette transaction passée avec lui-même, Chapparot s’éloigna de la trappe, au grand contentement de Polyte.
Polyte était courageux. Tout véritable enfant de Paris a ses ruses.
Il se serait fort bravement défendu au besoin, quoique le charbonnier eût des épaules énormes et des bras musculeux à tuer un bœuf d’un coup de poing.
Mais Polyte était tout nu.
Or, un homme nu et qui n’a pas une bonne paire de chaussures aux pieds perd la moitié de son assurance et un quart de sa force.
Notre héros respira donc plus à l’aise quand il vit le charbonnier remettre sa chandelle dans le trou du mur et l’éteindre ; puis s’en aller et traverser la cour d’un pas qui manquait évidemment de résolution.
Alors, le gamin n’hésita pas.
Il chercha la trappe à tâtons, se posa dessus, la fit basculer et retomba dans la citerne comme y était tombée l’Irlandaise.
Puis, nageant d’une main, il déplaça l’échelle, la fit flotter de nouveau et se dirigea vers l’orifice de la citerne qui était demeuré ouvert.
En cet endroit, il y avait une différence de niveau, et Polyte s’aperçut que l’eau était moins profonde et que, grâce à sa taille élancée, il pouvait se tenir debout et avoir la tête hors de l’eau.
Il put donc à son aise replacer l’échelle comme la première fois et remonter dans la boutique du charron.
Il était transi de froid.
Depuis que la boutique était vide, la mère de Polyte avait l’habitude d’y faire sécher son linge.
Elle avait tendu une corde entre deux murs, et sur cette corde se trouvait une paire de draps.
Polyte les prit et s’enveloppa dedans pour se sécher.
Puis il s’habilla sans bruit, ne mit pas ses souliers et alla coller son œil d’abord et son oreille ensuite à la porte qui donnait sur l’allée.
La mère était rentrée et préparait son dîner. On entendait bruire sur le fourneau allumé à la porte une casserole pleine de graisse et l’odeur de roussi prit Polyte à la gorge.
– Diable d’oignon ! se dit-il, j’en ai pour un bout de temps, et je ne veux pas que ma mère me voie.
En effet, il était peu probable que la portière quittât sa loge tandis qu’elle préparait son souper.
Polyte grelottait. De plus, le bain de pied qu’il avait pris lui avait donné un appétit d’enfer.
L’odeur des oignons qui mijotaient dans la casserole lui fit prendre une grande résolution.
– Après cela, se dit-il, qui sait ? On a vu des portières garder un secret toute une soirée. Je vais tâcher d’entortiller maman.
Et il ouvrit bravement la porte et se trouva face à face avec sa mère, qui eut un geste d’étonnement.
Polyte lui mit la main sur la bouche :
– Maman, dit-il, ne criez pas et soyez sérieuse une fois dans votre vie.
– Polisson ! dit la portière révoltée.
Il la poussa dans le fond de la loge et lui dit :
– Voulez-vous que notre fortune soit faite ? Ça dépend de vous.
– Qu’est-ce que tu chantes-la, dit la bonne femme, habituée aux illusions toujours nouvelles de son fils.
– Je ne chante que des choses raisonnables, maman.
– Mais d’où viens-tu ?
– Je vous le dirai.
Et Polyte tira sur lui la porte de la boutique, la ferma et mit la clef dans sa poche.
– Jésus Dieu ! murmurait la bonne femme, mon fils est toqué.
– Mère, dit Polyte gravement, je serai commissaire de police au premier matin.
La portière haussa les épaules.
– Et on me donnera une jolie prime.
– Mais…
– Il n’y a pas de mais. Ça sera comme ça, si vous êtes bien gentille.
La mère regardait son fils avec stupeur.
Polyte continua :
– Qu’est-ce que vous faites donc cuire là ?
– Du lard et des oignons.
– C’est-y cuit ?
– À peu près. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit.
– Au contraire. C’est un moyen.
– Pour devenir commissaire ?
– Oui, maman.
– Mais, drôle, me diras-tu ce que tu es allé faire dans la boutique ?
– Ça ne vous regarde pas !
– Mauvais garnement, c’est comme ça que tu parles à ta mère ?
– Assez causé, maman. Donnez-moi un litre de vin. Tiens, en voilà un.
Et Polyte prit une bouteille sur la table.
– Donnez-moi du pain. Bon. Et puis ça…
Et il enleva la casserole de dessus le fourneau.
La portière voulut crier, mais Polyte lui dit :
– Si vous faites du bruit, je ne serai pas commissaire.
Et, le pain sous le bras, la casserole fumante d’une main, la bouteille de l’autre, Polyte s’élança dans l’escalier, disant à sa mère :
– Je ne fais que les deux chemins, je monte à mon grenier et je redescends.
Et, tout en montant, il se disait :
– Après le bain qu’elle a pris, la pauvre femme tortillera volontiers un morceau. C’est sûr !…