Les petites blanchisseuses causaient entre elles, tandis que le malheureux Polyte s’en allait et devenait quelques minutes plus tard la victime du féroce Chapparot.
– Toi ! Pauline ? disait la grande Marguerite que dans l’atelier, on appelait reine Margot, voilà que tu vas te payer un amoureux, toi aussi ?
– Pourquoi donc pas ? répondit la petite fille.
– Il n’y a plus d’enfants, dit Pélagie la rousse.
– Voilà que j’ai dix-sept ans, mesdemoiselles, dit Pauline, qui se dressa sur la pointe du pied pour paraître plus grande.
– Et pas de corset, ajouta la reine Margot.
– Tu es bien avec lui, hein ? reprit la rousse Pélagie, faisant allusion à Polyte.
– C’est la première fois que je lui parle.
– Des nèfles ! dit Madeleine, une petite bossue qui était jolie et avait l’esprit méchant des êtres contrefaits.
– C’est la vérité, mesdemoiselles, affirma Pauline.
– Et pourquoi lui as-tu parlé ?
– Pour lui demander des billets de théâtre.
– Des billets de quoi ?
– Des billets pour Belleville ou les Délass’, ou l’Ambigu, dit Pauline.
– C’est donc un cabotin ? fit dédaigneusement Madeleine la bossue.
– C’est un acteur, mademoiselle.
– C’est la même chose.
– Ah ! mais non, dit Pauline avec vivacité.
– Et quelle différence fais-tu entre un acteur et un cabot ? demanda Pélagie la rousse.
– On applaudit l’acteur.
– Et le cabot ?
– On lui jette des pommes cuites.
– Dieu de Dieu ! fit la bossue, mon fer à repasser s’en trouve mal d’entendre mam’selle Pauline parler comme ça des acteurs et des théâtres ; c’est quelque chose de propre que le monsieur de tout à l’heure, je le connais bien, moi, sa mère est portière dans la rue.
– Ton père est bien savetier en plein air riposta Pauline.
– Paix donc, mesdemoiselles ! dit sévèrement la maîtresse blanchisseuse qui intervint dans le débat qui tournait à l’aigre.
Pélagie la rousse se pencha à l’oreille de Pauline :
– Si tu voulais faire rager Madeleine, dit-elle, je te donnerais bien un moyen.
– Dis vite ! car cette bossue m’insupporte.
– Demande-lui donc si son futur est toujours marchand de quatre saisons. Je te dirai pourquoi ça l’embête.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a été condamné pour vol et qu’il est encore à Poissy.
– Ah ! si c’est ça, dit Pauline qui avait bon cœur, non, je ne dirai rien. Elle est assez malheureuse comme ça… pauvre fille !
La grande Marguerite, la reine Margot, reposa son fer un moment et dit :
– Avec ça, ma petite, si tu écoutes le cabot, tu manques ton avenir !
– Vous dites ? fit Pauline.
– Tu pourrais être établie dans un mois si tu le voulais, et être la femme d’un homme patenté…
– Qu’est-ce qu’elle dit donc ? reprit la petite blanchisseuse.
– Et t’appeler Mme Chapparot, dit Pélagie.
– Un joli nom ! dit la bossue.
Pauline partit d’un éclat de rire.
– Merci bien, dit-elle. C’est comme le sire de Framboisy, cet homme-là ; il tue ses femmes quand il en a assez.
– Il a de l’argent, dit la bossue.
– Je n’y tiens pas à l’argent, moi. Est-ce que chaque jour n’amène pas son pain ? Et puis, une blanchisseuse qui est toujours dans l’eau et un charbonnier qui ne se lave la figure que tous les dimanches, ça va-t-il ensemble ?
– Je ne sais pas, dit Pélagie, devenue sérieuse, car le nom de Chapparot avait jeté un froid, je ne sais pas pourquoi, mais j’aime autant que ce soit de toi que de moi qu’il soit amoureux, le charbonnier.
– Pourquoi donc ? fit la bossue.
– Il a des moments où il regarde Pauline qu’on en sue dans le dos.
– Cette bêtise !
– C’est égal, reprit Pélagie, je te vais donner un bon conseil, Pauline.
– Voyons ça ?
– Tu es libre d’avoir un amoureux. C’est ton affaire ! mais méfie-toi de Chapparot.
– Et pourquoi donc ? Est-ce que ça le regarde ?
– Non, mais un jour il lui marchera sur le pied et lui tombera dessus à coups de poing.
– Ça c’est sûr, dit Madeleine la bossue.
– Si tu avais vu tout à l’heure, quand tu causais à ce jeune homme, avec quels yeux il vous regardait, dit la reine Margot.
– Bah ! dit Pauline en riant, M. Hippolyte est vigoureux et adroit ; il tirerait la savate que ça ne m’étonnerait pas…
– Oui, dit Madeleine à mi-voix, mais le charbonnier joue du couteau.
Pauline tressaillit et ne répondit pas.
À partir même de ce moment elle tomba en une rêverie profonde.
À sept heures et demie, la journée terminée, les petites blanchisseuses soupèrent.
Alors Pauline dit à la patronne :
– Madame, je ne travaillerai pas ce soir.
– Pourquoi donc ça, paresseuse ?
– Parce que, voyez-vous, ma mère était un peu malade, ce matin, quand j’ai quitté la maison, et je crois bien qu’elle ne sera pas allée au Cirque, où elle est ouvreuse.
Si elle y est, je reviendrai faire une demi-veillée.
Et Pauline, son repas terminé, prit son panier à son bras, souhaita le bonsoir à ses camarades d’atelier et s’en alla.
Elle avait dit la vérité, du reste. Sa mère était vieille, à moitié infirme et ne remplissait que fort difficilement son métier d’ouvreuse de loges.
Mais ce que Pauline n’avait pas dit, c’est qu’après avoir vu sa mère, si toutefois celle-ci avait manqué au théâtre, elle comptait bien ressortir sous le prétexte de retourner travailler et aller au rendez-vous qu’elle avait donné à Polyte.
Pauline partit donc.
Elle vivait avec sa mère, qui était veuve, dans un petit appartement composé de deux pièces, au rez-de-chaussée d’une maison qui faisait l’angle de la rue Saint-Ambroise et de l’avenue Parmentier, – maison qui n’avait pas de concierge et dont chaque locataire ouvrait la porte en pesant sur un loquet dissimulé assez adroitement.
Son plus court chemin était donc de traverser l’Esplanade, ce qu’elle se mit en devoir de faire, tout en couvrant sa tête nue d’un mouchoir, tant le brouillard était humide.
Pauline avait hâte de voir sa mère, mais elle avait hâte plus encore de revoir le brave Polyte et de jaser un brin avec lui.
Polyte lui plaisait ; un acteur est une sorte de demi-dieu pour une grisette ; ensuite ce que lui avaient dit ces demoiselles la tourmentait.
Chapparot était capable de tout, elle le savait, et pour rien au monde elle n’aurait voulu que Polyte eût une querelle avec l’Auvergnat.
Elle comptait donc l’avertir et lui dire que, s’il voulait bien s’occuper d’elle, il le fit avec précaution et ne vint plus flâner dans le passage.
Et tout en se disant cela, la petite trottait menu sur l’esplanade détrempée par les dernières pluies, et fermait à demi les yeux pour n’être pas aveuglée par le brouillard, lorsque tout à coup elle heurta à un obstacle et trébucha. Et comme elle reprenait son équilibre et baissait les yeux, elle poussa un cri.
L’obstacle que ses pieds avaient rencontré était un corps humain.
Un homme gisait immobile sur le sol.
Était-il mort ? Était-ce un ivrogne ?
Toute autre femme se fût sauvée ; Pauline se baissa et, à travers l’obscurité, elle s’efforça de voir si elle avait affaire à un mort ou à un vivant.
Et soudain elle poussa un nouveau cri, – mais un cri de douleur autant que d’épouvante.
Elle avait reconnu dans ce corps inerte Polyte, qui lui parlait deux heures auparavant et avait accepté son rendez-vous !…