La petite Pauline s’était courbée sur Polyte, et, tout à coup, elle poussa un nouveau cri.
Sa main était humide, humide de sang.
Là où quelquefois les hommes perdent la tête, certaines femmes sont pleines de présence d’esprit.
La jeune fille n’appela point à son aide ; elle ne prit pas la fuite, elle n’abandonna point Polyte pour aller chercher du secours.
Elle passa, au contraire, sa main sur le cœur de Polyte et sentit que ce cœur battait.
Polyte n’était pas mort.
Si la vérité se dressait tout à coup devant elle ; si Polyte était là, gisant ensanglanté, c’est qu’il s’était battu avec Chapparot. Il n’en pouvait être autrement.
Et alors Pauline eut peur, non pour elle, mais pour Polyte, et elle eût été tentée de courir chercher du monde que la crainte du charbonnier l’en eût empêchée.
Le cœur de Polyte battait, donc Polyte vivait et n’était qu’évanoui.
La petite blanchisseuse se pencha sur lui de nouveau, elle colla ses lèvres sur les lèvres entr’ouvertes du jeune homme et se mit à lui souffler doucement dans la bouche.
En même temps elle lui frappait dans les mains.
Tout à coup elle eut une inspiration, ou plutôt un souvenir lui passa par l’esprit.
La maîtresse blanchisseuse nourrissait ses ouvrières pour les deux repas de midi et du soir, mais chacune d’elle apportait son premier déjeuner.
Pauline, le matin, avait acheté deux oranges sur une charrette à bras, au coin de la rue Saint-Maur.
Elle en avait mangé une ; mais l’autre était encore dans son panier.
Les oranges à un sou pièce qu’on vend au coin des rues de Paris peuvent en remontrer pour l’aigreur aux limons d’Espagne et aux citrons d’Italie.
Pauline chercha l’orange, la mordit à belles dents, et l’ayant ouverte ainsi, elle s’en servit comme d’une éponge pour frotter successivement les tempes, les lèvres et les narines de Polyte.
Le jus acidulé de l’orange fit en ce moment l’office du vinaigre.
Polyte poussa un soupir, puis il fit un mouvement, et Pauline eut un cri de joie.
Puis encore il ouvrit les yeux et murmura : Où suis-je !
Et alors il sentit deux lèvres brûlantes sur ses lèvres, et une voix émue et douce lui répondit :
– N’ayez pas peur, monsieur Polyte, c’est moi… votre petite amie… Pauline la blanchisseuse.
Le couteau de Chapparot, visant au ventre, car les gens qui jouent du couteau ne frappent jamais ailleurs et savent que, presque toujours, une blessure en cet endroit est mortelle, – le couteau de Chapparot, disons-nous, avait rencontré un corps dur qui l’avait fait dévier.
Le corps dur était un porte-monnaie placé dans la poche du pantalon, à la hauteur de l’aine, et rempli de menue monnaie et de gros sous.
Le coup avait dévié ; la pointe du couteau glissant sur la cuisse avait simplement produit une large entaille sans profondeur, d’où le sang s’était échappé assez abondamment.
Mais aucune veine, aucune artère n’avait été coupée. Seulement la pointe du couteau avait atteint un muscle, et la douleur avait été si vive que Polyte s’était évanoui.
Comme on le pense bien, une fois revenu à lui, il se retrouva bientôt sur ses pieds.
– Ô mon Dieu ! disait Pauline toute tremblante, et dire que je suis cause de tout cela, moi !…
– Vous ! fit Polyte abasourdi.
Il tenait dans ses mains les mains de la jeune fille et il la regardait avec reconnaissance.
– C’est bien Chapparot qui vous a frappé ? dit-elle.
– Oui, c’est lui.
– Le misérable !
– Mais ce n’est pas vous…
– C’est rapport à moi, dit Pauline, qu’il vous a cherché querelle.
– Oh !
– Il est amoureux de moi, ce misérable…
Ces derniers mots firent tout comprendre à Polyte. Le charbonnier s’était rué sur lui, non parce qu’il l’avait espionné, mais parce qu’il avait parlé à Pauline.
– Mais vous êtes couvert de sang ! s’écria la jeune fille.
– Tiens, c’est vrai, dit Polyte.
– Souffrez-vous beaucoup ?
– Non.
– Essayez de marcher… là… Appuyez-vous sur moi… Très bien… Je demeure à deux pas d’ici… Ma mère n’y est pas… Venez…
Polyte se laissa faire ; appuyé sur l’épaule de Pauline, il fit quelques pas sans trop de douleur, et, l’air froid de la nuit achevant de le ranimer et de lui rendre ses forces, il fit sans trop de difficulté le chemin qui séparait l’endroit où l’avait trouvé la petite blanchisseuse de la maison qu’elle habitait au coin de la rue Saint-Ambroise.
– Pas de lumière chez nous, dit-elle quand elle ne fut plus qu’à quelques pas, ma mère est à son théâtre.
Ils entrèrent, Pauline avait fait jouer le loquet dissimulé dans la porte.
– Donnez-moi la main, dit-elle alors en attirant le jeune homme dans l’allée noire.
La mère et la fille avaient chacune une clef du logis.
Pauline ouvrit donc la porte et se procura de la lumière, tandis que Polyte se laissait tomber sur une chaise à laquelle il venait de se heurter.
Une fois qu’elle eut allumé une chandelle, Pauline regarda Polyte.
Le jeune homme était un peu pâle, mais il ne paraissait pas dangereusement blessé.
Le logis se composait de deux pièces, deux petites chambres, dont l’une servait de cuisine.
Polyte passa dans l’autre, ôta son pantalon et vérifia sa blessure.
Elle était insignifiante.
Pauline lui apporta un morceau de linge et du vinaigre, et il put ainsi poser dessus une sorte de pansement provisoire.
– Ah ! dit-il en souriant, je crois que j’en suis quitte pour la peur. Mais il doit croire qu’il m’a tué.
Et, songeant au charbonnier, Polyte se souvint.
Il se souvint de l’Irlandaise qu’il avait confiée à sa mère. Il se souvint de l’enfant prisonnier dans la cave, et son énergie lui revint.
– Il faut aller chez le commissaire, disait la jeune fille pendant ce temps. On l’arrêtera, on le mettra en prison, et nous en serons débarrassés. Car, voyez-vous, monsieur Polyte, ajouta-t-elle, il vous a manqué aujourd’hui, mais il recommencera demain et finira par vous tuer. C’est une bête brute, cet homme.
Et elle regardait tendrement le jeune homme, et des larmes roulaient dans ses yeux ; elle avait joint ses petites mains toutes tremblantes, et sa voix était si émue que Polyte comprit qu’il ne tenait qu’à lui d’avoir la plus jolie maîtresse qu’il eût jamais rêvée.
Mais Polyte, en même temps, retrouvait son sang-froid.
Et comme il n’avait pas été impunément secrétaire d’un commissaire de police, il se disait :
– Chapparot avait de l’argent sur lui ; Chapparot croit m’avoir tué. Il passera la nuit à courir les cabarets et les mauvais lieux comme tous les assassins ; s’il rentre chez lui, ce ne sera pas avant le jour. J’ai le temps de délivrer l’enfant.
Alors, il prit la main de Pauline et il dit :
– Mademoiselle, vous êtes aussi bonne que vous êtes jolie, et je suis sûr que vous êtes courageuse.
– Quand il le faut, répondit-elle en rougissant.
– Vous allez venir avec moi.
– Chez le commissaire ?
– Oh ! non, dit-il.
– Où donc, alors ?
– Dans la maison de Chapparot.
Pauline eut un geste d’effroi.
– Soyez tranquille, dit Polyte, il n’y sera pas.
– Mais que voulez-vous donc aller faire chez lui ? s’écria-t-elle en le regardant avec stupeur.
– Délivrer un enfant condamné peut-être à mourir de faim.
Pauline, frissonnant, regarda Polyte, et sembla se demander si la blessure qu’il avait reçue, le sang qu’il avait perdu, ne lui avaient pas troublé la raison.