I

Il y avait un mois environ que l’homme gris était tombé aux mains des policemen amenés par le révérend Patterson dans ce souterrain où miss Ellen l’avait attiré ; un mois jour pour jour.

On se souvient des dernières paroles prononcées par lui, au moment où miss Ellen, désespérée, se tordant les mains, avait supplié vainement le révérend Patterson de lui rendre la liberté.

– À Paris, Milon et les siens ! avait-il dit.

Et l’homme gris s’était laissé conduire tranquillement en prison.

L’Anglais est calme, silencieux ; il ne se porte pas avec empressement sur le passage des prisonniers.

Homme d’affaires avant tout, il s’occupe de ses affaires, laissant aux lords et à l’aristocratie le soin de la politique.

L’homme gris avait donc traversé Londres avec son escorte de policemen sans qu’on fît grande attention à lui.

Il était arrivé à Newgate et avait trouvé la petite place déserte.

En passant, il avait jeté un coup d’œil sur cette fenêtre de laquelle il avait tiré avec un fusil à vent sur la corde du pauvre Irlandais et l’avait ainsi sauvé d’une mort certaine.

Cependant, quand le guichet de Newgate se fut ouvert, l’homme gris s’aperçut qu’il y avait un personnel complet sur pied.

– Oh ! oh ! se dit-il, on m’attendait, je le vois. Le révérend Patterson ne néglige pas les détails.

Le bon gouverneur, qui riait toujours, même quand il conduisait un condamné à mort dans la chambre des derniers apprêts, était là en grand uniforme, et une formidable rangée de gardiens s’était étalée le long des murs.

L’homme gris salua le gouverneur, comme une ancienne connaissance.

– Ici ! par saint George ! dit celui-ci en le reconnaissant, vous m’avez joué un joli tour, mon cher !

– Moi ! dit l’homme gris en souriant.

– Pardieu ! vous êtes ce gentleman français qui est venu visiter Newgate deux jours avant l’exécution de John Colden.

– Cela est vrai, dit l’homme gris.

– Et vous pensez bien que je ne suis plus votre dupe. Vous avez puissamment aidé à son sauvetage miraculeux.

– J’en conviens, dit l’homme gris.

– Ah ! mon gaillard, poursuivit le gouverneur, on ne vous sauvera pas aussi facilement.

L’homme gris eut un sourire silencieux.

– Et nous veillerons sur vous de près.

– Vous ferez bien, Votre Honneur.

– Car enfin, ajouta le gouverneur, il paraît que vous êtes un des principaux chefs de ces fénians qui donnent tant de chagrin à l’Angleterre ?

– Cela se peut, dit l’homme gris avec calme.

– Et je crois pouvoir vous dire que vous serez pendu d’ici à trois semaines ou un mois au plus tard.

– Je remercie Votre Honneur du pronostic.

Le sourire n’avait pas abandonné un seul instant les lèvres du gouverneur pendant qu’il parlait ainsi.

Cet homme était jovial de nature, et Newgate, avec ses tours sombres et ses fenêtres grillées, lui paraissait être le séjour le plus enchanteur qui fût au monde.

– Cependant, reprit-il en frappant sur l’épaule de l’homme gris, j’ai une nouvelle à vous donner qui ne vous déplaira pas, j’en suis sûr.

– Vraiment ?

– Vous êtes ici tout à fait à ma discrétion.

– Bon !

– Je ne dois compte à personne de ma façon de traiter les prisonniers, et j’ai la faculté d’adoucir pour eux le régime de la prison, quand ils m’intéressent.

– Ah ! ah ! dit l’homme gris.

– Vous êtes un parfait gentleman, poursuivit le gouverneur, un homme d’éducation, comme nous disons nous autres Anglais, et je ne veux pas qu’il vous reste une impression désagréable de votre séjour ici.

– Vous êtes mille fois trop bon.

– Non, d’honneur ! mon cher, vous me plaisez fort ; d’ailleurs j’ai toujours aimé les Français.

L’homme gris salua.

– Comme je vous l’ai dit, je ne crois pas que vous puissiez vous faire beaucoup d’illusions : avant un mois vous serez pendu.

– Je ne dis pas non, Votre Honneur.

– Mais puisqu’il ne vous reste plus qu’un mois à vivre, je ne veux pas qu’il soit mêlé pour vous d’amertume, et je m’efforcerai de vous être agréable.

L’homme gris salua de nouveau.

– D’abord, vous ne serez pas mal dans votre cellule.

– Ah !

– On vous donnera un de vos compagnons, un Irlandais fénian comme vous. Cela vous fera une société.

– Mille grâces, Votre Honneur.

– Ensuite, vous serez bien nourri, chauffé et éclairé jusqu’à neuf heures du soir. Si quelques livres pouvaient vous être agréables…

– Mais volontiers, mylord.

L’homme gris appelait « mylord » le gouverneur, ce qui acheva de le flatter.

– Je ne suis pas lord, dit-il, mais il ne serait pas impossible que Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria me créât baronnet un jour ou l’autre pour mes bons services.

– J’en suis très persuadé, mylord.

– Donc ! on vous donnera des livres et des journaux.

– Pourrai-je écrire ?

– Sans aucun doute.

– Et je ne serai pas seul ?

– Je vous le répète, on vous donnera un compagnon.

Sur ces derniers mots, le gouverneur fit un signe.

Alors deux des gardiens ouvrirent la fameuse porte basse qui sépare le greffe de l’intérieur de la prison et dont les barreaux de fer ont l’épaisseur du bras.

Puis ils conduisirent l’homme gris au rez-de-chaussée, dans une cellule dont la fenêtre donnait sur un des préaux.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, un homme qui était couché sur l’un des deux lits de cette cellule se leva à demi et regarda le prisonnier d’un air farouche.

C’était un homme de trente ans, à la barbe longue, au visage maigre, aux yeux ardents.

– Barnett, lui dit un de ses gardiens, vous ne serez plus seul à l’avenir.

– Cela m’importe peu ! dit-il.

Et il retomba dans son mutisme, et ne regarda plus l’homme gris.

Mais quand les gardiens furent partis, il se retourna et leva de nouveau les yeux sur son compagnon de captivité.

L’homme gris le salua :

– Vous paraissez fort triste ici, mon cher ?

– On le serait à moins, repartit l’Irlandais.

– Êtes-vous ici pour longtemps ?

– Je serai pendu le 17 du mois prochain.

– Quel crime avez-vous commis ?

L’Irlandais se servit alors du signe de croix maçonnique usité parmi les fénians.

– Ah ! dit l’homme gris.

Et il répondit par un autre signe.

Alors le visage de l’Irlandais s’éclaira.

Mais l’homme gris lui fit un autre signe et l’Irlandais ne parut pas le comprendre.

Et l’homme gris, impassible, se dit :

– Ces pauvres Anglais ! Ils sont décidément moins forts que nous. Ils m’ont mis avec un brave homme qui n’a d’autre mission que de me faire jaser et qui n’est pas fénian. À Paris, nous appelons cela un mouton.

Puis il prit la main de l’Irlandais, leva un doigt vers le ciel qu’on entrevoyait au travers des barreaux de la croisée et murmura :

– Il faut souffrir pour notre mère l’Irlande !

Et en disant cela, l’homme gris pensait :

– Ce n’est pas encore avec ce gaillard-là que la libre Angleterre sondera les mystères du fénianisme, foi de Rocambole, qui est mon vrai nom !…

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