II

Sir Robert M…, le gouverneur de Newgate, avait tenu parole à l’homme gris.

Il lui avait envoyé des livres, et quand l’heure du repas arriva, on lui servit, à lui et au prétendu fénian irlandais, un souper assez confortable.

Ce jour-là, Rocambole parla peu.

À peine dit-il quelques mots à son compagnon de captivité.

Et bien avant l’heure où on éteignait le gaz, il se mit au lit.

Le lendemain, sir Robert M… vint en personne le visiter.

– Eh bien ? lui dit-il, comment vous trouvez-vous ici ?

– Fort bien, dit Rocambole en souriant.

– Êtes-vous content des livres que je vous ai envoyés ? les derniers romans de Dickens, par exemple ?

– Très content, Votre Honneur. Dickens est mon romancier favori.

– Voulez-vous des journaux ?

– Oh ! non, dit Rocambole, à moins que vous n’ayez la bonté de me faire donner des journaux français.

– Rien n’est plus facile. Quels journaux voulez-vous ? Je les ferai prendre chez Mitchell, le grand libraire de Piccadilly.

– Les premiers venus, les Débats, le Siècle, le Moniteur.

– Vous les aurez ce soir.

– Votre Honneur est mille fois trop bon pour moi.

Sir Robert M… regarda Rocambole avec une sorte de compassion.

– Quel âge avez-vous donc ? dit-il.

– Trente-neuf ans, répliqua le prisonnier.

– Vous en portez trente à peine.

Un sourire glissa sur les lèvres de notre héros.

– J’ai pourtant eu, dit-il, une vie quelque peu agitée.

– Quelle singulière idée, aussi, pour un gentleman comme vous, reprit le bon gouverneur, d’aller s’affilier à ces va-nu-pieds qu’on nomme les fénians !

Et, parlant ainsi, il regarda l’Irlandais.

Le mouton était dans son rôle. Il serra les poings et grommela quelques paroles inintelligibles en regardant de travers le gouverneur.

– Mylord, répondit Rocambole sans cesser de sourire, je suis devenu fénian parce que ma nature me porte à me ranger toujours du côté du faible contre le fort.

Sir Robert M… s’en alla.

Rocambole reprit sa lecture et ne parla pas au mouton. Celui-ci fit cependant mille questions.

Quelquefois, il obtenait un monosyllabe ; le plus souvent Rocambole paraissait ne pas entendre.

Trois ou quatre jours s’écoulèrent ainsi.

Chaque matin, sir Robert M… venait visiter son prisonnier et lui apportait les journaux français.

Puis il échangeait un regard furtif avec le mouton.

Ce mouton avait la mine désolée d’un juge d’instruction qui trouve un criminel de tempérament et qui les connaît toutes, selon la pittoresque expression parisienne.

Chaque fois, Rocambole, qui semblait pressé de lire les journaux, surprenait ce double regard.

Et le gouverneur parti, il retombait dans son mutisme, au grand désespoir du faux fenian.

Au bout de huit jours, Rocambole, qui lisait toujours fort attentivement les journaux, trouva dans le Siècle l’entrefilet suivant :

« On lit dans la Gazette des étrangers :

« Depuis quelques jours, le monde qui va au Bois et fait de deux à quatre heures le tour du lac, remarque dans une Victoria très correctement tenue et attelée de deux cobs alezan brûlé, une délicieuse jeune fille blonde qu’on dit être Anglaise…

« Elle est accompagnée par deux gentlemen dont l’un est un homme de cinquante ans.

« On a cru d’abord que c’était le père de la belle miss.

« Mais, à la froideur qu’elle lui témoigne, froideur mêlée de dédain, on est forcé de renoncer à cette hypothèse.

« Le comte de M…, ce jeune excentrique que tout Paris connaît, prétend même que la belle Anglaise est prisonnière, et que les deux hommes qui l’accompagnent ne sont autres que des détectives envoyés de Londres.

« Espérons que le comte de M…, qui paraît sérieusement épris de la belle Anglaise, pénétrera ce mystère. »

Quand il eut lu ce mystérieux article, Rocambole tomba en une rêverie profonde.

La belle Anglaise dont on parlait, n’était-ce pas miss Ellen !

Et si c’était cela, ne se pouvait-il pas que le comte de M… eût deviné la vérité, et que dès son arrivée à Paris, miss Ellen eût été suivie par des hommes expédiés par le révérend Patterson et lord Palmure ?

Or Rocambole avait fait ce raisonnement :

– Les fénians que j’ai servis sont incapables d’une sérieuse initiative pour me délivrer ; je ne suis pas Irlandais.

Il faut donc que je compte sur mes amis bien plus que sur les fénians.

Or, mes amis, c’est Milon, c’est Marmouset, c’est Vanda et les autres.

J’ai envoyé miss Ellen à Paris en lui disant : Cherchez Milon.

Si miss Ellen est prisonnière, Milon ne saura rien et il ne viendra pas.

Il faut donc que je trouve un moyen de prévenir Milon.

En faisant cette réflexion, Rocambole regardait le faux fénian.

Alors il lui passa par la tête une de ces idées hardies qui lui étaient familières, du reste.

– On a mis cet homme ici pour me surveiller : j’en veux faire mon ami, et quand il sera mon ami, il deviendra dans mes mains un instrument facile et qui me servira.

En pensant ainsi, Rocambole songeait à ce don merveilleux de fascination qu’il possédait et qui lui asservissait les hommes aussi bien que les femmes.

Il serra donc son journal et se prit à le regarder.

Jamais l’Irlandais n’avait été regardé ainsi ; au bout de quelques secondes, il se sentit mal à l’aise.

Alors Rocambole lui dit :

– Comment te nommes-tu ?

– Barnett.

– Où es-tu né ?

– À Dublin.

– Quand t’a-t-on arrêté !

– Lors de l’évasion du colonel Stephen.

– Tiens ! dit Rocambole, j’y étais et je ne me souviens pas de toi !

Une légère rougeur monta au front de l’Irlandais.

Rocambole poursuivit :

– Tu sais que c’est aujourd’hui le 11 du mois ?

– Eh bien !

– Et comme, m’as-tu dit, tu dois être pendu, le 17, tu n’as plus que six jours à vivre.

L’Irlandais baissa la tête.

– Je suis résigné, dit-il.

Mais alors Rocambole attacha sur lui un regard si pénétrant que le faux fénian se mit à trembler.

– Tu sais bien, dit-il, que tu ne mourras pas.

– Qui donc me sauvera ? dit Barnett.

– Personne.

– Alors je mourrai.

– Pour mourir, il faut être condamné.

Et le regard ardent de Rocambole pesait toujours sur cet homme.

– Mon camarade, dit alors Rocambole, tu n’es pas même condamné à la prison. On t’a mis ici pour me surveiller, et tu n’es pas fénian.

Que se passa-t-il alors ?

Rien ou presque rien. Mais le regard de Rocambole opéra un miracle.

Après avoir frissonné, Barnett sentit son cœur déchiré par le repentir.

Et comme Rocambole lui tendait la main et lui disait :

– Veux-tu être mon ami ?

Le faux fénian tomba à genoux devant lui et s’écria :

– Je ne sais pas qui vous êtes, mais je sais que je vous appartiens désormais et je vous serai fidèle comme un chien.

– Tu n’as pas fait un vilain rêve, dit Rocambole en souriant, tu le verras quand nous serons hors d’ici.

– Vous espérez donc en sortir ? fit Barnett d’une voix anxieuse.

– Parbleu ! répondit Rocambole.

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