IV

On avait donc conduit Barnett, le faux fénian, chez sir Robert M…, le gouverneur de Newgate. Celui-ci l’attendait avec impatience.

– Eh bien ! dit-il, il a donc parlé enfin ?

– Oui, Votre Honneur.

Barnett était intelligent ; il avait saisi à merveille la leçon de Rocambole, et il répéta textuellement à sir Robert ce que Rocambole lui avait dit.

– Eh ! eh ! dit le gouverneur, voilà une révélation qui vaut de l’or ; tu seras récompensé.

– Je l’espère bien, dit Barnett, car enfin, moi qui suis policeman et non voleur, je ne puis pas jouer le rôle de prisonnier et de condamné à mort pour les beaux yeux de Sa Majesté la reine Victoria.

Sir Robert M… fit reconduire Barnett dans sa prison.

Puis il envoya chercheur un cab, monta dedans en toute hâte et dit au cocher :

– À Elgin-Crescent !

Il n’était pas encore dix heures du matin, et sir Robert M… était certain de trouver le révérend Patterson encore chez lui.

Le chef occulte de la religion anglicane, l’homme qui est au chef de l’archevêché de Cantorbéry ce que le général des jésuites est au pape, le révérend Patterson enfin était chez lui, en effet, assis devant une table encombrée de lettres, de papiers et de livres, quand sir Robert M… entra.

En voyant le gouverneur de Newgate, le révérend comprit qu’il s’agissait de choses graves.

– Mon Dieu ! dit-il, est-ce que vous venez m’annoncer l’évasion de l’homme gris ?

Sir Robert M… avait le sourire aux lèvres ; mais comme il souriait perpétuellement, cela ne prouvait absolument rien, et il pouvait venir tout aussi bien, avec ce visage placide, apporter la nouvelle d’une catastrophe.

Heureusement sir Robert M… répondit aussitôt :

– Que Votre Honneur se rassure, l’homme gris est toujours sous clef.

– Ah ! dit le révérend, il y a des nuits que je m’éveille en sursaut et la sueur au front.

– Vous rêvez qu’il s’évade ?

– Oui.

– On ne s’évade pas de Newgate.

– On s’en évade la corde au cou, dit avec aigreur le révérend Patterson, qui faisait allusion par ces mots au miraculeux sauvetage de John Colden l’Irlandais.

Mais la sérénité de sir Robert M… n’en fut point troublée.

– Oh ! Votre Honneur, dit-il, une fois que j’ai remis un condamné à Calcraft, cela ne me regarde plus.

– Enfin, que venez-vous m’apprendre ?

– Notre homme a parlé.

– Bon ! a-t-il dit son vrai nom ?

– Pas encore.

– Qu’a-t-il dit alors ?

– Il a confié à Barnett que le chef fénian le plus habile après lui était à Paris, où il organisait une tentative mystérieuse.

– Et comment se nomme ce chef ?

– Rocambole.

– Singulier nom !

– Alors, dit encore sir Robert M…, Barnett, qui est un policeman intelligent, m’a donné une bien belle idée.

– Voyons ?

– Rocambole a quitté Londres, se croyant poursuivi.

– Après ?

– On annonce dans le Morning Post et le Times que le fameux chef fénian Rocambole a été arrêté et qu’il est écroué à Newgate.

– Bon ! et puis ?

– Alors le vrai Rocambole se dit : Je n’ai plus rien à craindre ; et il revient à Londres où l’on met aussitôt la main sur lui.

– L’idée est assez ingénieuse, en effet, dit le révérend Patterson.

– Alors vous pensez qu’il faut l’appliquer ?

– Non, pas encore ; je réfléchirai.

– Ah !

– Voyez-vous, mon cher, poursuivit le révérend Patterson, le fénianisme en lui-même ne m’occupe que d’une façon secondaire.

Sir Robert M… regarda le révérend Patterson avec étonnement.

– Si j’ai conduit avec tant de zèle et d’habileté, poursuivit celui-ci, l’arrestation de l’homme gris, c’est qu’il est plus dangereux pour nous, c’est-à-dire pour la religion anglicane, que tous les fénians réunis, car il s’était fait le bras droit de l’abbé Samuel, et l’abbé Samuel, vous le savez…

– Oui, c’est un apôtre catholique dont le peuple de Londres est enthousiasmé.

– Justement.

– Mais enfin, puisque nous tenons l’homme gris…

– Nous le tenons ; mais le lord chief-justice ne veut pas qu’il soit jugé que nous ne sachions son vrai nom.

– Je suis convaincu, dit sir Robert M…, que nous le saurons quand nous aurons sous la main ce Rocambole dont il parle.

– Soit, dit le révérend Patterson, mais attendez à ce soir pour envoyer une annonce aux journaux.

Et il congédia sir Robert M… et fit sa toilette de ville à la hâte.

Le révérend courut au télégraphe et il expédia la dépêche suivante :

« Sir James Wood,

« Hôtel du Louvre,

Paris.

« Avez-vous connaissance d’un chef fénian appelé Rocambole et qui doit être à Paris ?

« PATTERSON. »

Le révérend attendit toute la journée la réponse de sir James Wood.

Mais cette réponse ne vint pas.

Il y avait à cela une raison toute simple.

Sir James était aux mains de Marmouset depuis vingt-quatre heures.

Las d’attendre, le révérend Patterson courut chez lord Palmure.

Le pair d’Angleterre allait, comme chaque soir, se rendre au Parlement.

– Avez-vous reçu une dépêche de sir James ? demanda le révérend.

– Aucune.

Le révérend raconta à lord Palmure la visite de sir Robert M…

Après avoir un moment réfléchi, le noble lord émit cette opinion, que sir James ne répondait pas parce qu’il était à la recherche de ce fénian qu’on disait se nommer Rocambole.

Le révérend partagea l’avis de lord Palmure et il écrivit à sir Robert M… qu’il pouvait envoyer une note aux journaux.

Sir Robert M… était un lettré ; il avait même composé dans sa jeunesse un roman intitulé Miss Elmina.

Il tailla donc sa plume et, de sa belle écriture, il traça les lignes suivantes :

« L’homme qui a donné le plus de souci au gouvernement de Sa Majesté la reine depuis quelques mois, le fénian Rocambole, vient d’être arrêté à Dublin, et il va être transféré en Angleterre, où il sera probablement écroué à Newgate, en attendant l’heure de son jugement. »

Puis il fit trois copies de cet article, envoya la première au Times, la seconde au Morning Post et la troisième à l’Evening Star.

Et il se frotta les mains, ne se doutant guère qu’il avait dit la vérité et que Rocambole était bien réellement écroué à Newgate.

Seulement le bon gouverneur était tombé dans le piège que Rocambole lui avait tendu !…

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