III

Trois ou quatre jours après, le gouverneur sir Robert M…, las de venir visiter en pure perte son prisonnier, car, le mouton lui faisait toujours signe qu’il n’en pouvait rien tirer, sir Robert M…, disons-nous, au lieu de venir lui-même, envoya un guichetier porter ses compliments et les journaux français du jour à Rocambole. Cependant, comme ce guichetier était dans la confidence, y avait ordre d’adresser à Barnett un coup d’œil furtif.

Ô miracle !

Cette fois Barnett cligna de l’œil, ce qui voulait dire :

– J’ai enfin du nouveau.

Barnett avait du nouveau, en effet ; car il avait passé à l’ennemi, c’est-à-dire à Rocambole, avec armes et bagages, ou plutôt avec tout le dévouement que cet homme étrange savait inspirer.

Or, la veille, le Journal des Débats publiait le curieux fait divers que voici :

« Les Anglais ne se contentent pas de faire de l’excentricité chez eux, ils viennent encore en faire chez nous.

Voici une nouvelle, que nous donnons cependant sous toutes réserves, bien que nous ayons lieu de nous croire parfaitement informés.

Une belle jeune fille, altière en son attitude, entière dans son caractère, ayant du sang de pair d’Angleterre dans les veines, elle se nomme, dit-on, miss Ellen P…, – a passé récemment le détroit sans le consentement de sa famille, et suivie de deux domestiques.

Que venait-elle faire à Paris ? c’est ce qu’on ne sait pas au juste.

Elle est descendue dans une maison meublée très confortable des environs du boulevard des Italiens, et on a pu la voir pendant quelques jours faire, chaque soir, à quatre heures, une promenade autour du lac.

Mais il paraît que cette équipée n’était pas du goût de sa famille.

En France, un père aurait couru après sa fille.

En Angleterre, les choses se passent autrement.

Lord P…, le père de miss Ellen, qui siège à la Chambre haute, n’a pas cru devoir se soustraire aux fatigues de la session.

Au lieu de venir chercher sa fille à Paris, il a envoyé deux détectives.

Les détectives, parfaits gentlemen du reste, avaient pour mission de trouver miss Ellen, et ils l’ont trouvée.

Ensuite ils étaient munis de pouvoirs étendus et parfaitement réguliers qu’on leur avait donnés à l’ambassade.

Ils se sont donc assurés de la personne de miss Ellen.

Mais ne croyez pas qu’ils l’aient ramenée en Angleterre.

Non, lord P… juge que ce petit scandale a besoin d’être oublié.

Il se propose, la session du Parlement achevée, de venir à Paris, d’y prendre sa fille et de la conduire en Italie.

Il a donc chargé les deux détectives de surveiller la belle excentrique, de la conduire au spectacle, au Bois, à la promenade, partout, mais à la condition qu’elle ne communiquera avec personne.

Car, on le pense bien, il y a un amour mystérieux au fond de cette petite histoire, un amour qui déplaît sans doute au noble lord. »

Après la lecture de cet article, Rocambole ne pouvait plus douter.

Miss Ellen était venue à Paris, mais elle n’avait pas trouvé Milon.

Donc Milon ne savait rien.

Comment le prévenir ? comment faire arriver jusqu’à lui une phrase de ce genre : « Quitter Paris, arriver à Londres ; j’ai besoin de toi. »

Rocambole était demeuré pensif une partie de la journée, puis il avait trouvé sans doute une solution, car il avait adressé la parole à Barnett, disant :

– Écoute-moi bien, camarade.

– Parlez, avait répondu l’Irlandais.

– On t’a mis ici pour me surveiller et obtenir mes secrets.

– Ah ! maître, dit Barnett, c’est mal à vous de me faire encore ce reproche ; ne me suis-je pas repenti ?

– C’est vrai ; mais tu ne sais pas où j’en veux venir.

Barnett le regarda.

– Chaque matin, poursuivit Rocambole, le gouverneur vient ici et te regarde du coin de l’œil.

– C’est vrai.

– Il espère toujours que tu auras quelque chose à lui dire.

– Et jusqu’à présent il est volé, dit Barnett.

– Il l’a été tout naturellement d’abord, puisque je me méfiais de toi.

– Et il l’est tout naturellement encore aujourd’hui puisque je suis à vous corps et âme.

– Eh bien ! il faut me trahir, Barnett.

– Plaît-il ? dit l’Irlandais qui eut un geste d’étonnement ; vous trahir, moi ?

– C’est une manière de parler.

– Ah !

– Il faut que tu me serves.

– Je suis prêt.

– Demain matin, quand le gouverneur ou un guichetier quelconque viendra, tu feras signe que tu veux parler et que tu as quelque chose à dire.

– Bon ! et le gouverneur me fera venir chez lui ?

– C’est probable.

– Alors, que lui dirai-je ?

– Tu le sauras demain.

Rocambole avait donc passé le reste de la soirée et une partie de la nuit à réfléchir.

Le lendemain, au lieu du gouverneur, c’était le guichetier qui était venu.

Mais Barnett lui avait fait un signe, et le guichetier s’en était allé tout joyeux.

Alors Rocambole avait dit à l’Irlandais :

– Le gouverneur va t’envoyer chercher, cela va sans dire.

– Je le crois.

– Fais donc bien attention à mes paroles.

– Parlez, maître.

– Tu lui diras : « L’homme gris m’a fait une confidence.

« Il m’a dit que les fénians avaient un nouveau quartier général, lequel se trouvait à Paris. »

– Bon ! je lui dirai cela.

– » Et qu’ils avaient là-bas un chef nommé Rocambole. »

– Un drôle de nom ! fit Barnett.

– Alors, poursuivit Rocambole en souriant, tu ajouteras qu’il y aurait un moyen bien simple de s’emparer de cet homme, qui est, paraît-il, un des plus habiles parmi les chefs fénians.

– Et ce moyen ?

– Ce serait l’annonce dans les journaux que Rocambole est tombé aux mains de la police anglaise et qu’il est enfermé à Newgate.

– Mais, dit Barnett, puisque cet homme est en France, dites-vous ?

– Eh bien ?

– Il y restera.

– Tu feras comprendre le contraire au gouverneur.

– Comment cela ?

– Rocambole a fui l’Angleterre parce qu’il ne s’y trouvait plus en sûreté.

– Fort bien.

– Il lit dans les journaux qu’on l’a arrêté et enfermé à Newgate. Donc la police, qui croit le tenir, ne le cherchera plus, et il peut revenir tranquillement à Londres.

– Ah ! je comprends.

Rocambole n’eut pas le temps d’en dire davantage.

La porte de la cellule s’ouvrit et le guichetier reparut :

– Barnett, dit-il, vous avez adressé une supplique à la reine, à l’effet d’obtenir une commutation de peine.

Votre supplique a été accueillie.

Barnett, qui n’avait jamais été condamné à mort, remplit sa mission en conscience et poussa un cri de joie.

– Suivez-moi, lui dit le guichetier.

– Où cela ?

– Chez le gouverneur, qui vous lira les lettres de commutation.

Barnett suivit le guichetier.

– Pourvu qu’ils ne sachent pas que c’est moi qui suis Rocambole ! pensa l’homme gris demeuré seul.

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