Marmouset, quand il s’était emparé de sir James Wood et l’avait gardé au fond d’un puits, avait pris des précautions pour que sa disparition ne fût remarquée par personne.
Le détective Edward était devenu l’homme de Marmouset ; mais, pour les gens de l’hôtel du Louvre, il était toujours l’ami de sir James.
Edward s’était donc présenté régulièrement deux fois par jour à l’hôtel du Louvre pour prendre les lettres et les dépêches de son compagnon, lequel, disait-il, avait fait une absence qui ne se prolongerait pas au delà de deux ou trois jours.
En outre, le détective Edward s’était emparé de la correspondance de sir James avec le révérend Patterson.
Par cette correspondance, Marmouset s’était trouvé tout d’un coup fixé sur le sort de Rocambole.
L’homme gris était à Newgate, on le jugerait très certainement, et on ne manquerait pas de le condamner à mort. Les circonstances atténuantes n’existent pas en Angleterre, du reste.
Mais pour le juger, s’il fallait croire ce que disait le révérend Patterson, il était nécessaire de dissiper les ténèbres dont s’enveloppait ce personnage mystérieux et de savoir son vrai nom et sa nationalité.
Toutes choses qu’on n’avait pas pénétrées jusqu’alors.
Donc, Marmouset et ses compagnons allaient partir, quand le détective Edward alla une dernière fois à l’hôtel du Louvre.
Comme on le pense bien, Marmouset emmenait avec lui trop de monde pour qu’il ne fût pas nécessaire de se diviser en route.
Milon, la Mort-des-Braves et Polyte avaient pris le train-omnibus de Boulogne.
Ils emportaient avec eux une grande caisse dans laquelle se trouvait sir James Wood plongé en léthargie.
Marmouset, miss Ellen et Vanda devaient prendre l’express, ce qu’on appelle train de marée.
Miss Ellen avait caché son opulente chevelure dans le petit bonnet de femme de chambre, et elle comptait beaucoup sur ce déguisement pour rentrer incognito à Londres.
Le départ avait lieu de chez Marmouset.
Au moment où ils allaient monter en voiture, le détective Edward arriva.
Rendez-vous lui avait été donné à la gare ; pour qu’il revînt rue Aubert, il fallait quelque chose d’extraordinaire.
Et, en effet, il tendit à Marmouset une dépêche qu’il venait de trouver à l’hôtel du Louvre et qui était adressée à sir James Wood. C’était celle du révérend Patterson.
« Avez-vous connaissance d’un chef fénian appelé Rocambole et qui doit être à Paris ? »
– Voilà qui est bizarre, murmura Marmouset.
Et il tendit la dépêche à Vanda, puis à miss Ellen ; tous trois se regardaient.
Enfin, après un moment de silence, Marmouset dit :
– Plus que jamais il faut partir.
Et ils se rendirent à la gare et s’installèrent dans un coupé, les deux hommes et les deux femmes, afin de pouvoir causer librement.
– Voulez-vous mon opinion ? dit alors Marmouset.
– Parlez, dit Vanda.
– Il y a du Rocambole lui-même dans cette dépêche.
– Comment cela ?
– Dame ! vous pensez bien que Rocambole, depuis qu’il est à Newgate, a bien pu compter un peu sur nous, mais qu’il a compté sur lui aussi ?
S’il faut en croire la correspondance du révérend Patterson, les Anglais cherchent le vrai nom de l’homme gris et ne le jugeront que lorsqu’ils l’auront trouvé.
Or, Rocambole doit avoir jasé à dessein dans sa prison, ou subi des interrogatoires dans lesquels il aura achevé de dérouter le juge chargé de l’instruction de son affaire.
– Ah ! tu crois ?
– Et si le révérend Patterson parle de Rocambole, c’est que l’homme gris en a parlé le premier.
– Dans quel but ?
– Je ne sais pas. Seulement, il est de principe au whist ou au domino de rendre sa couleur à son partner, sans connaître son jeu.
Nous ne savons pas quel est le plan du maître, mais il ne faut pas l’entraver.
Cinq heures après, Marmouset et ses compagnons arrivaient à Boulogne.
On était alors en hiver et la mer était très mauvaise.
– Nous allons coucher ici, dit Marmouset, nous ne partirons que demain matin.
– Pourquoi ? demanda Vanda.
– Parce que je ne serais pas fâché de tâter un peu le révérend Patterson avec une dépêche.
– Ah !
– Que nous soyons à Londres à dix heures du matin où à quatre heures du soir, peu importe ! Il n’y a pas de temps perdu.
– Mais il n’y en a pas à perdre non plus, dit miss Ellen à Marmouset avec un sourire.
– Oh ! rassurez-vous, mademoiselle, dit-il, nous le sauverons.
Milon les attendait à la gare.
– Le bateau chauffe, dit-il.
– Oui, mais nous ne partons pas ce soir.
– Ah ! pourquoi donc ?
– Tu le sauras demain.
Ils descendirent à l’hôtel d’Espagne, dont les fenêtres donnent sur la mer.
Marmouset dormit peu cette nuit-là. Il réfléchit beaucoup en revanche, et se dit :
– J’ai la conviction maintenant que Rocambole se moque de ses geôliers.
Au petit jour, il descendit dans la salle commune de l’hôtel et y trouva Milon.
Milon lisait les journaux anglais arrivés par le packett du matin.
Tout à coup Marmouset le vit pâlir.
– Qu’as-tu donc ? dit-il.
– Lisez, balbutia Milon d’une voix étranglée.
Et il tendit le Times à Marmouset en mettant le doigt sur le fameux entrefilet rédigé par sir Robert M…, le jovial gouverneur de Newgate.
« L’homme qui a donné le plus de souci au gouvernement de S. M. la reine depuis quelques mois, le fenian Rocambole, vient d’être arrêté à Dublin…
Marmouset eut un cri de joie.
– Es-tu bête ! dit-il.
– Bête ! dit Milon stupéfait.
– Sans doute. Voilà la preuve de ce que je soupçonnais…
– Comment ?
– Rocambole joue la police, et la police anglaise, persuadée que ce Rocambole est un ami de l’homme gris, annonce son arrestation. Or, comme Rocambole est à Newgate depuis quinze jours, on n’a pas pu l’arrêter à Dublin.
Donc, cet article est une note de police, à moins que Rocambole lui-même n’en soit l’auteur.
– Oh !
– Et cela pourrait être aussi, ajouta Marmouset.
– Mais… dans quel but ?
– Dans le but de nous avertir, au cas où miss Ellen ne nous aurait pas trouvés, qu’il a besoin de nous.
Et Marmouset reprit son chapeau.
– Viens avec moi, dit-il.
– Où cela ?
– Au télégraphe.
– Pourquoi faire ?
– Nous allons expédier une dépêche au révérend Patterson.
– Au nom de qui !
– Au nom de sir James, donc ! Du reste, Edward est descendu à l’hôtel d’Espagne sous ce nom.
– À quoi bon cette dépêche ?
– À ceci que le révérend Patterson nous répondra dans le cas où on aurait réellement arrêté un homme qui prendrait le nom de Rocambole.
Et, au télégraphe, Marmouset écrivit :
« Boulogne, 7 heures du matin.
« Rocambole parti pour Londres à minuit, via Calais. Teint pâle, moustaches noires. Une femme voyage avec lui. »
– Mais, s’écria Milon, c’est votre portrait que vous faites là, il me semble !
– J’ai mes raisons, dit Marmouset.
Et il attendit la réponse du révérend Patterson.