Il y a, à Londres, un système de glaces-réflecteurs très curieux.
La Cité, qui est le quartier des affaires par excellence, est abondamment pourvue de ces miroirs vigilants.
Placés à l’extérieur des maisons, mais au niveau du sol, ils sont disposés de telle manière que le policeman qui, la nuit veille dans chaque rue, voit du dehors tout ce qui se passe au dedans et rend toute tentative de vol impossible.
Marmouset et Rocambole, en se retrouvant face à face, avaient eu la même idée, et même compliquée, comme on va le voir.
Un inventeur, ou plutôt un innovateur, M. Hudson, a remis à la mode, en Amérique, un procédé d’acoustique qui ressemble par ses résultats au miroir réflecteur.
Une succession de tuyaux disposés de certaine façon et adroitement dissimulés dans le plafond ou le plancher d’une salle, permettent à la voix de parcourir, distincte et sonore, une grande distance, à l’insu de celui qui parle.
Rocambole et Marmouset ne s’étaient pas regardés mais ils s’étaient compris.
On avait bien mis avec eux un homme dont sir Robert M… se croyait sûr et qui, par conséquent, était chargé de les espionner.
Mais était-ce suffisant ?
Cette cellule, ou plutôt cette chambre spacieuse, aérée, dans laquelle on avait transféré l’homme gris à la dernière heure, n’était-elle pas pourvue d’un réflecteur invisible et d’un appareil acoustique parfaitement dissimulé ?
Sans échanger autre chose que des regards indifférents, le maître et le disciple s’étaient compris.
Barnett, lui-même, fut dupe de ce manège, à tel point qu’il adressa la parole à l’homme gris en patois Irlandais, et lui dit :
– Mais, on s’est donc trompé ?
– Oui, dit l’homme gris.
– Ce n’est pas Rocambole ?
– Aucunement.
– Alors vous ne le connaissez pas ?
– Je ne l’ai jamais vu.
Marmouset, de son côté, ne sourcillait pas et ne paraissait pas comprendre un mot de leur conversation.
Cela dura une heure environ.
Enfin Barnett dit à Marmouset :
– Gentleman, vous ne paraissez pas vous amuser beaucoup de notre compagnie.
– Mon ami, répliqua Marmouset, on ne s’amuse jamais beaucoup en prison.
– Cela est vrai, gentleman.
– Surtout quand on n’est coupable d’aucun délit et qu’on se trouve la victime d’une erreur.
– Mais vous n’êtes donc pas ce Rocambole dont on parle tant ?
Marmouset se prit à sourire.
– J’ai entendu prononcer ce nom pour la première fois ce matin, dit-il.
Marmouset avait conquis du premier coup la confiance de Barnett.
Barnett demeurait convaincu que l’homme gris et lui ne se connaissaient pas.
– Alors, reprit Barnett, comment se fait-il que vous soyez ici ?
– Rien n’est plus extraordinaire.
– Ah !
– Je suis Français, comme vous pouvez le voir à mon accent.
– Rocambole est un nom français, du reste.
– Soit, je suis un gentleman de Paris et je ne m’appelle pas plus Rocambole que vous-même. Je suis membre d’un club de la high life, je suis riche et je fais courir.
– On voit bien, en effet, dit Barnett naïvement, que vous êtes un homme de haute vie, et non un pauvre diable comme moi.
Marmouset poursuivit :
– Je suis venu faire un voyage à Londres pour mon plaisir.
Je n’ai jamais eu d’affaires, je suis descendu dans le Strand, à l’hôtel des Trois-Couronnes, tout à côté de la gare de Charing-Cross.
– Connu ! dit Barnett.
– Après une journée et une nuit de voyage, poursuivit Marmouset, j’étais tout tranquillement couché, quand la porte de ma chambre s’est ouverte, des policemen sont montés, m’ont forcé à m’habiller, me saluant de ce nom bizarre de Rocambole que j’entendais pour la première fois, et m’ont arrêté et conduit ici.
– Vous n’avez donc pas de papiers ?
– J’avais dix lettres pour une, à mon vrai nom, dans mon portefeuille ; mais on n’a pas voulu les voir.
Barnett était de plus en plus convaincu que Marmouset disait la vérité.
– Et, fit-il, vous ne connaissez peut-être, personne à Londres ?
– Peu de monde.
– Enfin, vous pouvez vous faire réclamer ?
– C’est-à-dire, répondit Marmouset, que je suis l’ami intime du premier secrétaire de l’ambassade française et que je suis bien sûr de sortir d’ici.
– Et même, aujourd’hui, dit Barnett.
– Non.
– L’ambassade n’a pourtant qu’à dire un mot.
– Sans doute ; mais l’ambassade ne sera prévenue que demain.
– Pourquoi ?
– Parce que, j’ai envoyé hier, en arrivant, mon valet de chambre hors de Londres. Il est parti pour Liverpool, où il va porter mes compliments à un gentleman de mes amis, et lui annoncer ma prochaine visite.
– Eh bien ?
– Mon valet de chambre a dû arriver ce matin à Liverpool.
– Bon !
– Il en repartira ce soir et ne sera à Londres que demain matin. Alors il ira à l’hôtel, ne me trouvera plus, s’informera, et comme c’est un vieux serviteur qui est au courant de toutes mes relations, il ne manquera pas de courir à l’ambassade.
Et Marmouset acheva en souriant :
– Vous voyez que je suis bien tranquille ; car enfin une mauvaise nuit est bientôt passée.
– Cela est vrai.
Pendant cette conversation, l’homme gris, couché sur son lit, parcourait tranquillement les journaux, mais il n’avait pas perdu un mot de ce qu’avait dit Marmouset, et Marmouset lui avait fait savoir le plus important.
En effet, pour lui, ce que Marmouset avait dit à Barnett pouvait se traduire ainsi :
– Je suis ici pour quarante-huit heures. Nous avons donc tout le temps de trouver un moyen de nous entendre. Par conséquent, ne nous pressons pas.
À midi, on apporta leur repas aux prisonniers.
L’homme gris n’avait pas quitté son lit.
Les deux gardiens ordinaires étaient suivis d’un troisième personnage, qui n’était autre que le gardien chef.
Celui-là était un homme habile, observateur, rusé, et qui justifiait l’expression de voir courir l’air.
Il assista au repas des trois prisonniers et ne put saisir ni un regard, ni un geste, qui trahit Rocambole et Marmouset.
Comme il allait se retirer, l’homme gris lui dit :
– Master Dixon, vous vous êtes toujours conduit avec moi en gentleman.
Master Dixon salua.
– Oserais-je vous demander un petit service ?
– Si les règlements ne s’y opposent pas, certainement, répondit le gardien en chef.
– Je voudrais bien avoir un jeu de cartes.
Et se tournant vers Marmouset :
– Monsieur, dit-il, jouez-vous le whist ?
– Oui, monsieur, et avec plaisir.
– Et toi, Barnett ?
– Moi aussi.
– Je vais demander au gouverneur la permission de vous apporter des cartes, dit le gardien chef.
Et il sortit.