Marmouset et Rocambole, tout en échangeant ces quelques mots, ne s’étaient pas regardés davantage.
Mais ils s’étaient parfaitement compris.
Le whist allait être le prétexte qu’ils cherchaient pour causer à leur aise.
Une demi-heure après, le gardien chef master Dixon revint.
Il apportait des cartes.
Sir Robert M… avait dit :
– Il ne faut rien leur refuser, et il faut savoir décidément à quoi nous en tenir. Se connaissent-ils ou ne se connaissent-ils pas ?
– Là est toute la question, avait répondu master Dixon.
Puis le gouverneur avait ajouté :
– Il faut m’amener Barnett.
– Oui, Votre Honneur.
Et arrivé dans la cellule, master Dixon posa les cartes sur la table et dit :
– Gentlemen, voilà bien le jeu de whist, mais comment jouerez-vous ?
– À trois, dit Marmouset.
– Vous n’allez être que deux.
– Comment cela ?
– Barnett, dit master Dixon, sa seigneurie le gouverneur a permis que votre frère vous visitât. Il est au parloir et vous attend.
Barnett se leva tout joyeux et fut aussi prudent que Marmouset et Rocambole.
Barnett n’avait pas de frère ; mais il comprenait que le gouverneur le voulait voir.
Il suivit donc le gardien en chef.
Sir Robert M… attendait le prétendu mouton dans son cabinet, mais il n’y était pas seul.
Un autre personnage que Barnett voyait pour la première fois s’y trouvait.
C’était le révérend Patterson.
– Eh bien ? demanda sir Robert M… à Barnett, as-tu quelque chose à nous apprendre ?
– Pas aujourd’hui.
– Cependant l’homme gris et Rocambole sont tête à tête.
– Oui, dit Barnett, mais…
– Mais quoi ?
– Je crois que la police s’est trompée.
– Plaît-il ?
– Rocambole n’est pas Rocambole.
– Allons donc !
Barnett raconta ce que le nouveau prisonnier lui avait dit.
Mais le révérend Patterson haussa les épaules.
– Comédie que tout cela, fit-il.
– Cependant, Votre Honneur, dit Barnett, il y a un moyen bien simple de savoir la vérité.
– Quel est-il ?
– C’est d’envoyer à l’ambassade de France.
– C’est juste, dit sir Robert M…
– Oui, mais t’a-t-il dit son vrai nom ? demanda le révérend à Barnett.
– Non, Votre Honneur.…
– Il faudrait le savoir…
– Oh ! dit Barnett, faites-moi reconduire en prison, je le saurai dans une heure.
– Mon cher, dit le révérend s’adressant au gouverneur, songez que les deux plus habiles détectives de Londres, sir James Wood et Edward, nous affirment que cet homme est Rocambole.
– Sans doute, fit sir Robert M…
– Et que si nous faisons à l’ambassade une démarche précipitée, nous pouvons avoir des désagréments.
– Je ne dis pas non.
– Il prétend, n’est-ce pas, continua le révérend, que son valet de chambre est allé à Liverpool ?
– Oui.
– Et qu’il reviendra demain ?
– Oui, Votre Honneur.
– Eh bien ! attendons à demain. D’ici là, si c’est véritablement le chef fénian Rocambole, il se trahira peut-être.
Barnett avait un air tout à fait ingénu ; et sir Robert M… eût juré sur la corde de son ami Calcraft, le bourreau de Londres, que cet homme lui était dévoué corps et âme.
– Mon cher, dit encore le révérend, il se peut que ces gens là se méfient de Barnett.
– Oh ! je ne crois pas, dit l’Irlandais.
– Vous auriez dû faire placer un appareil Hudson dans la cellule où vous les avez enfermés.
– C’est juste, dit sir Robert M…, je n’y ai nullement songé.
– D’autant plus, dit Barnett, que je ne sais pas assez bien le français pour comprendre très facilement.
Et Barnett fut reconduit dans la prison.
L’homme gris se faisait des réussites avec le jeu de cartes, et Marmouset avait, à son tour, pris un journal.
– Eh bien, dit ce dernier à Barnett, avez-vous vu votre frère ?
– Oui, monsieur, et j’en suis bien content.
Puis Barnett adressa la parole à l’homme gris dans le patois irlandais, qui fait le désespoir du peuple de Londres.
– Ah ! lui dit-il, le gouverneur est joliment heureux.
– Vraiment ?
– Je lui ai raconté ce que m’avait dit le gentleman, qui, je le vois bien, n’est pas celui que nous attendions.
– Et qu’a-t-il dit, le bon sir Robert M… ?
– Il y avait là un autre gentleman, déjà vieux, grand, sec, et qui paraît être un ecclésiastique.
– Bon ! dit l’homme gris, c’est le révérend Patterson.
– Tous deux paraissent inquiets de n’avoir pas fait poser dans la cellule un appareil… Je ne sais pas ce que c’est…
– Un appareil Hudson ?
– Oui, c’est le mot dont ils se sont servis.
Cette fois, Rocambole respira, et Marmouset fit un léger mouvement.
– Ils n’ont pas parlé de réflecteur ?
– Non.
– Et ils veulent savoir mon vrai nom ? fit Marmouset.
À cette question, il y eut, comme on dit, un effet de théâtre.
Marmouset parlait tout à coup le patois irlandais.
Barnett jeta un cri et regarda le nouveau prisonnier d’un air stupéfait.
Alors, Rocambole se mit à rire :
– Imbécile ! dit-il.
– Moi… imbécile ? et pourquoi ? dit Barnett.
– Parce que je suis bien Rocambole, dit froidement Marmouset.
– Vous !
– Parbleu !
– Alors, tout ce que vous m’aviez dit ?…
– Nous avions peur de l’appareil Hudson.
– Mais qu’est-ce que cela ? demanda encore Barnett.
– Des tuyaux de caoutchouc placés sous le parquet ou dans les murs, et qui permettent aux gens qui sont dehors d’entendre ce qui se dit en dedans.
– Ah ! je comprends, dit Barnett.
– Et, reprit Marmouset, tu crois que personne à Newgate ne sait le patois irlandais ?
– Personne.
– Et toi, sais-tu le français ?
– À peu près.
– Eh bien ! nous allons voir si tu nous comprends.
Et Rocambole dit à Marmouset :
– Savasavant haivhaven savin save avestransave ave l’havetrouvelave dave avestevisave have couven ne ave ?
– Mais qu’est-ce que cela ? demanda Barnett tout ahuri, ce n’est pas du français ?
– Non, c’est du javanais, et bien que les Anglais soient maîtres des Indes, je les défie d’en comprendre un mot.
– Où se parle donc cette langue ?
– À la Maison-d’Or tous les soirs, et à Newgate aujourd’hui, répondit Rocambole.
Et il dit à Marmouset :
– Maintenant, mon fils, nous pouvons jaser tranquillement.
– Ç’avest mavon aviavisave, répliqua Marmouset.
Ce qui voulait dire textuellement :
– C’est mon avis.