Sir Robert M… regardait tour à tour le vrai ou le faux Rocambole, et il prêtait une oreille attentive à cette langue étrange dont il ne comprenait pas le premier mot. L’homme gris et Marmouset continuaient à causer en javanais.
Cependant, en prisonniers bien élevés, ils s’étaient levés avec empressement et avaient porté la main à leur bonnet.
– Ah ! gentleman, s’écria enfin sir Robert M…, je vous y prends à la fin.
– Comment cela, Votre Honneur ? demanda l’homme gris en souriant.
– Vous ne direz plus que vous ne connaissez pas le prisonnier ?
Et il désignait Marmouset.
– Excusez-moi, répondit Rocambole, je ne le connaissais pas ce matin.
– En vérité !
– Maintenant, nous avons fait connaissance et nous sommes bons amis.
Sir Robert haussa les épaules.
– Mais, Votre Honneur, nous nous comprenons fort bien, monsieur et moi.
– Langage de convention ?
– Du tout, Votre Honneur. Nous parlons une langue orientale, le javanais.
Sir Robert M…, était un bon Anglais, très fier du lion britannique, de la marine britannique, des possessions britanniques, et il était excessivement ferré sur tout ce qui concernait les Anglais dans l’Inde.
À ce nom de Java, il poussa un cri.
– Oh ! dit-il, nous allons bien voir.
– Plaît-il ? fit l’homme gris.
– Auriez-vous un Javanais ici ? demanda Marmouset.
Sir Robert M… se tourna vers le guichetier qui l’accompagnait, et qui, comme lui, s’était arrêté stupéfait au seuil de la cellule.
– Master Dixon, lui dit-il, allez me chercher Dick !
– Qu’est-ce que Dick ? demanda l’homme gris.
– Un matelot qui a passé dix ans dans l’Inde.
– Ah ! ah !
– Et qui est ici pour un vol insignifiant.
– L’homme est imparfait, dit Rocambole.
Puis, souriant toujours, il ajouta :
– Votre Honneur me permettra bien un moment, n’est-ce pas, de continuer ma conversation avec ce gentleman ?
– En javanais ?
– Naturellement, car nous sommes en train de nous raconter une foule de petits secrets.
Et l’homme gris dit à Marmouset :
– Tu vas voir que nous allons bientôt nous amuser.
– Comment cela ?
– Je vais parler à Dick le véritable javanais.
Tu penses bien que je n’ai pas vécu deux ans dans l’Inde, à la Cour de mon pauvre nabab, sans apprendre tous les idiomes indous.
– C’est juste ; mais moi ?
– Eh bien ! toi, tu te renfermeras dans un silence prudent.
Marmouset riait, comme riait Rocambole.
Il n’y avait que l’Irlandais Barnett qui était aussi ahuri que le gouverneur.
Master Dixon amena Dick.
C’était un matelot de vingt-huit ans, à la figure intelligente, au regard quelque peu sournois, et qui paraissait se soucier comme d’une guigne d’être enfermé à Newgate.
– Dick, lui dit sir Robert, qui prit son air le plus majestueux, savez-vous l’indou ?
– Comme l’anglais, Votre Honneur.
– Et le javanais ?
– Parfaitement.
– Eh bien, il s’agit de comprendre ce que disent ces deux gentlemen.
Dick regarda tour à tour Marmouset et Rocambole.
Rocambole lui dit :
– Te plaisais-tu beaucoup dans l’Inde ?
– Non, répondit Dick.
– Pourquoi ?
– Parce que je suis né voleur et non matelot, et que les voleurs indiens sont bien plus habiles que nous.
– Que dites-vous donc ? fit sir Robert M…
– Votre Honneur, répondit Dick, le gentleman me demande si je me plaisais dans l’Inde ?
– Alors, tu comprends ce qu’il dit ?
– Parfaitement.
– Tu peux t’en aller, Dick.
Et sir Robert M… fit un signe à master Dixon, qui emmena le prisonnier.
Alors le gouverneur dit à Rocambole :
– Vous feriez beaucoup mieux, gentleman, de faire des aveux.
– Ah ! ah !
– De nous dire votre véritable nom, de façon que vous puissiez passer devant le jury.
– Et me voir condamner à mort, n’est-ce pas ?
– Qui sait ? fit sir Robert M… avec son gros rire, la clémence de la reine s’étendra peut-être sur vous.
– La clémence de la reine ?
– Oui.
– Bon ! je connais cela. La reine fait grâce ?
– Très souvent.
– Mais le secrétaire d’État au département de la justice ne ratifie pas l’acte de clémence, et on est pendu tout de même. Merci bien, Votre Honneur !
Sir Robert M… dit encore :
– Vous êtes dans votre droit de défendre votre vie comme vous l’entendez. Bonsoir, gentleman.
– Hé ! monsieur le gouverneur ! dit Marmouset.
– Qu’est-ce donc ? demanda sir Robert.
– M’accorderez-vous une minute ?
– Parlez.
– Votre Honneur est convaincu que je me nomme Rocambole ?
– J’en doutais ce matin.
– Ah !
– Mais ce soir je ne doute plus.
– Fort bien. Alors Votre Honneur me permettra une supposition.
– Voyons ?
– Admettons un moment que je ne sois pas Rocambole.
– Soit, admettons-le.
– Que, tout au contraire, je sois un parfait gentleman français ?
– Eh bien ?
– Qui n’a commis ni crime ni délit, qui voyageait en Angleterre pour son plaisir, et que son ambassadeur réclame et fait mettre en liberté.
– Oh ! je n’ai pas peur de cela.
– Soit. Mais enfin, puisque nous supposons.
– Eh bien, gentleman, après ? dit le gouverneur.
– Un joli procès, Votre Honneur.
– Peuh !
– De beaux dommages-intérêts, qui seront supportés moitié par le lord-chief et moitié par vous.
– Mais non pas, dit sir Robert M… vivement, je suis geôlier, moi, et pas autre chose.
– Vous vous trompez, monsieur le gouverneur ; car en acceptant la garde d’un prisonnier sans vous être assuré de son identité…
– Oh ! je suis parfaitement convaincu.
– Qui vivra verra ! dit Marmouset en riant d’un air si franc et si moqueur que sir Robert M… sentit une petite sueur froide perler à son front.
– Oui, nous verrons bien ! dit-il brusquement.
Et il s’en alla, tandis que Rocambole et Marmouset continuaient à rire de bon cœur.