Sir Robert M… parti, Rocambole dit à Barnett :
– Tu es toujours fort étonné ?
– Assurément, gentleman.
– Eh bien ! tu le seras bien davantage dans deux heures d’ici.
– Vraiment ?
– Car on va nous séparer.
Barnett étouffa un cri ; et il regarda Rocambole avec la tristesse d’un chien fidèle qu’on sépare de son maître.
– Mais sois tranquille, mon pauvre Barnett, nous nous reverrons.
Barnett leva les yeux au ciel.
– Si Calcraft le permet, dit-il.
– Ah çà ! fit Rocambole, serais-tu véritablement condamné à mort ?
– Nullement, gentleman. Mais… c’est vous qui le serez…
– Ne t’inquiète pas de moi, mon ami. Vois comme je suis tranquille.
– En effet, dit Barnett, vous paraissez vous moquer de Calcraft comme de sir Robert M…
– Exactement la même chose.
– Vous êtes bien heureux, gentleman.
– Mais, dis-moi, reprit Rocambole, pour combien de temps es-tu encore ici ?
– Je puis m’en aller demain.
– Ah !
– J’avais fait mon temps, quand on m’a mis auprès de vous pour vous espionner.
– Je m’en doutais.
– Et on m’avait promis une prime.
– De combien ?
– De cinquante livres.
– Tu en auras deux cents quand tu sortiras.
– Oh ! dit Barnett d’un cri de doute, qui donc me les comptera ?
– Moi, dit Marmouset.
– Vous allez donc sortir, vous autres ?
– Pas aujourd’hui, mais demain.
– Mais, dit Barnett, qui leva de nouveau sur Rocambole un œil dévoué, je ne tiens pas à m’en, aller, moi.
– Mais tu t’en iras, mon pauvre garçon.
– Et pourquoi ?
– Parce que, maintenant, on n’a plus besoin de toi.
Tu ne sais pas le javanais.
Et Rocambole et Marmouset se prirent à rire de nouveau.
– On n’a jamais vu à Newgate des prisonniers aussi gais, murmura Barnett.
– Or, poursuivit Marmouset, puisque nous allons être séparés et qu’on va te rendre la liberté, il faut que nous puissions nous retrouver.
– C’est juste, dit Barnett.
– D’abord pour qu’on te donne tes deux cents livres.
– Moi, dit Barnett, pour que vous me preniez à votre service et que je sois au nombre de ceux qui tenteront de délivrer le maître.
– Pour l’un et pour l’autre. Où donc te retrouverai-je ?
– Quand on m’a arrêté, je logeais dans Old Franck Lane.
– À quel numéro ?
– Au n° 7.
– Et tu allais le soir à la taverne tenue par master Wanstoone ? dit Rocambole.
– Oui, gentleman.
– Eh bien ! dit Marmouset, sois-y dans trois jours, à huit heures du soir.
– J’y serai.
Comme Barnett prenait ce rendez-vous, la porte de sa cellule s’ouvrit de nouveau.
Master Dixon, le gardien-chef, parut.
– Hé ! Barnett ! dit-il.
– Voilà, monsieur, dit l’Irlandais.
– On vous demande au parloir.
– Encore son frère assurément, ricana Rocambole.
Master Dixon regarda l’homme gris de travers.
Alors Barnett fut pris d’un moment d’irritation, et il serra la main de l’homme gris.
– Au revoir, dit-il.
Puis il suivit le gardien-chef en essuyant une larme.
Quand il fut dans le corridor, master Dixon lui dit :
– Je vais te conduire au greffe.
– Pourquoi faire ?
– Tu signeras ta levée d’écrou, tu reprendras tes vêtements, et tu t’en iras.
– Mais, dit Barnett, je suis donc libre ?
– Oui, et on n’a plus besoin de toi.
– Alors on me comptera la prime qu’on m’a promise.
– Non.
– Pourquoi donc ?
– Parce que tu n’as été d’aucune utilité.
Barnett ne répondit rien ; mais il se jura de servir l’homme gris et de lui appartenir corps et âme.
*
* *
Tandis que Barnett s’en allait, sir Robert M… ne perdait pas son temps.
Il s’était jeté dans un cab et s’était fait conduire en toute hâte chez le révérend Patterson.
Celui-ci, en le voyant entrer, devina de graves événements.
– Ils se connaissent ! dit sir Robert M…
– Je n’en ai jamais douté, répondit le révérend.
– Et ils parlent entre eux une singulière langue.
– Laquelle ?
– Le javanais.
– Ah ! ah !
– Et je me demande, fit sir Robert M… comment ils l’ont apprise.
– Eh ! c’est bien simple, dit le révérend, les fénians ont de nombreuses ramifications dans l’Inde.
– Vous croyez ?
– Nana Saïb en avait plusieurs dans son armée. Vous pensez bien que ces gens-là sont les mortels ennemis de l’Angleterre.
– Naturellement.
– Et qu’ils vont partout où l’Angleterre a des ennemis.
– Oui, dit sir Robert M… Mais à présent nous les tenons, et nous saurons le vrai nom de l’homme gris.
– Vous savez le javanais ?
– J’ai un de mes prisonniers, un matelot, qui le sait, avec une forte prime…
– Mais ils ne parleront pas devant lui…
– Ils parleront quand ils se croiront seuls, vous oubliez l’appareil mécanique Hudson.
– Comment le ferez-vous poser dans leur cachot sans qu’ils s’en aperçoivent ?
– On le pose à l’heure même dans une autre cellule.
– Ah !
– Et ils y seront transférés ce soir.
– Ne se douteront-ils de rien ?
– Je ne le crois pas. J’ai fait rendre la liberté à Barnett.
Dès lors la cellule est trop grande pour deux prisonniers.
– Parfait ! dit le révérend.
Et cependant, quand sir Robert M… fut parti, le front assombri du révérend ne se dérida point.
– Voilà qui est bizarre, murmurait-il. J’ai transmis depuis hier deux dépêches à sir James Wood avec ordre de revenir et de ramener miss Ellen, et sir James Wood ne me répond pas…
Que lui est-il donc arrivé ?…