XLIX

Rocambole était aussi calme, aussi tranquille que s’il se fût encore appelé le major Avatar et qu’il fût monté à son club, sur le boulevard, à Paris, pour y faire sa partie de whist.

Marmouset était non moins calme que lui.

Seule, Vanda avait sur son visage une tristesse qui frappa Rocambole.

Quant à sir Robert, il regardait son prisonnier avec l’avidité d’un savant en train de déchiffrer un hiéroglyphe.

Vanda et les filles du gouverneur se remirent au piano.

Sir Robert s’assit derrière le fauteuil de Marmouset, à seule fin de ne pas perdre de vue le visage de son prisonnier placé vis-à-vis, et la partie commença.

Pendant un quart d’heure, les deux partenaires ne parurent occupés que de leur jeu.

Mais enfin Marmouset dit à Rocambole :

– J’ai du nouveau, maître.

– Je m’en suis douté : Vanda est triste.

– Comment ! dit sir Robert, vous allez encore parler votre affreux jargon ?

Marmouset se prit à sourire.

– Votre Seigneurie se trompe, dit-il.

– Cependant, vous parlez javanais ?…

– Oui, mais cette fois…

– Cette fois ?

– C’est le javanais de Java.

– À quoi bon, dit sir Robert, puisque vous avez renoncé à vous moquer de moi ?

– Parce que le javanais véritable est la langue sacrée des échecs.

– Ah ! fit sir Robert.

Et il eut un geste qui voulait dire :

– Au fait ! je suis résigné. C’est la dernière soirée, et tout à l’heure je saurai le grand mystère.

– Et qu’est-il donc arrivé ? demanda Rocambole parlant javanais de nouveau.

– J’ai vu les quatre chefs fénians et l’abbé Samuel.

– Ah ! ils travaillent à me sauver ?

– Oui ! mais ils n’ont pu me dire quand et comment.

– Peu importe !

– Cela m’importe beaucoup, maître.

– Pourquoi cela ?

– Parce que nous nous croisons les bras pendant ce temps-là.

Rocambole eut son sourire mystérieux.

– Sais-tu une chose ? dit-il.

– Parlez, maître !

– Je suppose que les fénians échouent.

– Bon !

– Et vous aussi…

– Oh ! par exemple !

– Après avoir laissé tout le monde s’occuper de mes affaires, je m’en occuperai moi-même.

– Que voulez-vous dire ?

– Je me sauverai tout seul.

– Et quand cela ?

– Dans trois jours.

En ce moment le quart avant onze heures sonna à la pendule.

Mistress Robert et ses filles se levèrent pour se retirer.

– Il sera trop tard, maître, dit alors Marmouset.

– Et pourquoi sera-t-il trop tard ?

– Parce que vous serez jugé demain.

Rocambole tressaillit.

– Et pendu après-demain.

– Ah ! dit Rocambole.

Un léger frémissement de narines fut la seule chose qui trahît l’émotion qu’il éprouva en ce moment.

– Maintenant, reprit froidement Marmouset, il faut vous résigner, maître. Pour la première fois, nous vous avons désobéi.

Rocambole eut un éclair dans les yeux.

– Dans un quart d’heure nos compagnons seront ici.

– Dis-tu vrai ?

– Et si vous ne nous suivez de bonne volonté, nous vous enlèverons de vive force.

Rocambole soupira :

– Vous êtes de braves cœurs, dit-il, et je vous pardonne votre désobéissance.

Sir Robert M…, qui ne pouvait comprendre un mot à ce qu’ils disaient, regardait, lui, aussi, la pendule avec anxiété.

Il attendait le moment où il apprendrait le véritable nom de l’homme gris.

Enfin onze heures sonnèrent.

Alors Marmouset reprit la parole en anglais, et, s’adressant à Rocambole :

– N’est-ce pas, gentleman, que si on devait vous juger sans avoir appris votre vrai nom, vous n’en feriez plus mystère ?

– Certainement non.

Sir Robert, eut un cri de joie.

– Eh bien ! dit-il brutalement, vous pouvez parler.

– Pourquoi cela, mylord ?

– Parce qu’on vous jugera sans le savoir.

– Vous voulez me faire parler, mylord.

– Non, dit sir Robert. Tenez, voici le pli du lord chief justice.

Rocambole ne toucha point à la dépêche ministérielle. Mais il dit froidement :

– Eh bien ! quand me juge-t-on ?

– Demain.

– Et, à votre estime, quand serai-je pendu ?

– Après-demain.

– Alors vous voulez savoir mon nom ?

– Je vous supplie à genoux de me le dire.

– Eh bien ! je m’appelle Rocambole !

– Rocambole ! c’est donc vous ?

– C’est moi !

Et comme Rocambole continuait à rire, un bruit sourd se fit dans l’antichambre, et on entendit un cri de détresse, puis la chute d’un corps, puis plus rien…

Sir Robert M…, effaré, se leva et voulut courir vers la porte.

Mais Marmouset se plaça tout à coup devant lui, et tirant un poignard il le lui mit sur la gorge et lui dit froidement :

– Si vous faites un pas, si vous poussez un cri, vous êtes mort !…

Share on Twitter Share on Facebook