Le bon gouverneur était sous le poids d’une véritable oppression.
Jamais peut-être il ne s’était trouvé en situation aussi délicate.
Pour bien prouver à Marmouset sa sincérité, il lui montra le pli que lui avait envoyé le lord chief-justice.
– Voyez, dit-il, quelle position vous me faites… Si je ne vous satisfais pas…
– Je vous ruine, dit froidement Marmouset.
– Si je vous satisfais, je désobéis à la justice et à la loi.
– En quoi ?
– En ce que je dois avertir le prisonnier avant minuit.
– Nous aurons fini notre partie à onze heures.
– Mais cette soirée qu’il consacrera naïvement à jouer aux échecs, le malheureux l’eût passée avec son avocat.
– Puisque vous dites qu’il sera condamné !
– Et si le lord chief-justice apprend jamais la vérité, je serai destitué !
– Non, dit Marmouset.
– Oh ! fit sir Robert d’un air de douleur.
– Vous serez félicité, au contraire !
– Par exemple !
– Et je parierais pour une gratification de deux mille livres qui vous sera offerte.
– Voilà que je ne comprends plus, murmura sir Robert ahuri.
– Vous me dites, n’est-ce pas ? qu’on juge l’homme gris sans avoir pu découvrir son nom.
– Oui.
– Supposez que demain, à l’audience, vous vous présentiez et appreniez ce nom à la cour d’assises.
– Comment l’apprendrais-je aux autres, puisque je ne le sais pas moi-même ?
– Je vous le dirai.
– Vous ?
– Moi.
– Vous le savez donc ? exclama sir Robert.
Marmouset tira sa montre.
– Il est neuf heures, dit-il.
– Eh bien ?
– Vous allez faire venir mon partenaire à dix heures précises.
– Soit.
– À onze heures moins un quart votre femme et vos filles se retireront dans leurs chambres.
– Comme chaque soir.
– Nous resterons donc seuls ici : vous, l’homme gris ma femme et moi.
– Et puis ?
– À onze heures un quart, j’appellerai l’homme gris par son véritable nom.
– Et s’il le nie ?
– Je vous jure qu’il ne le niera pas.
– Qu’en savez-vous ?
– Quand j’étais en prison avec lui, il m’a dit : « Je n’ai d’autre intérêt à cacher mon nom que celui de reculer mon jugement. »
Mais si une fois j’étais jugé, je le dirais à mes juges.
– Oh ! fit sir Robert, est-ce vrai ce que vous me dites là, gentleman ?
– Très vrai, milord.
– Vous ne vous moquez pas de moi ?
– Un homme qui court après quatre millions ne se moque jamais de personne.
L’observation parut juste à sir Robert.
– Ainsi donc faites venir le prisonnier, dit Marmouset. Si demain vous étiez réprimandé, vous fermeriez la bouche au lord chief-justice en lui apprenant que, dans un haut intérêt de la justice, vous avez cru devoir sauter à pieds joints par-dessus les règlements de la prison.
Sir Robert, ravi, revint dans le parloir avec Marmouset, débita quelques banalités à Vanda, et, au bout d’une demi-heure, se leva, disant :
– Gentleman, je vais aller chercher votre partenaire.
En même temps il lui fit un signe qui voulait dire :
– Surtout que ces dames ne sachent rien !
– Soyez tranquille ! répondit Marmouset par un clignement d’yeux.
Alors, quand sir Robert M… fut parti, Marmouset et Vanda échangèrent quelques mots, non en français, non en anglais, mais en langue russe.
Marmouset raconta rapidement à Vanda ce qui s’était passé durant le jour.
Vanda pâlit en apprenant que le jugement était fixé au lendemain.
Mais Marmouset lui dit :
– Tout est prêt pour ce soir.
– Et si le maître ne veut pas nous suivre ?
– Oh ! il faudra bien qu’il nous suive !
– Qui sait ?
– Refuser, d’ailleurs, serait se perdre et nous perdre avec lui.
Vanda hocha la tête :
– Je ne sais pas, dit-elle, mais j’ai été tout le jour d’une tristesse mortelle.
– Bah !
– J’ai de sombres pressentiments.
Marmouset haussa les épaules.
– C’est le climat de Londres qui en est cause, dit-il.
– Et le thé que nous buvons à pleines tasses.
– Mais si notre projet allait échouer ?…
– Eh bien ! les fénians travaillent de leur côté. Avez-vous votre poignard, Vanda ?
– Il ne me quitte jamais.
– C’est bien, dit Marmouset. À la grâce de Dieu, maintenant !
Et comme il disait cela, la porte s’ouvrit, et sir Robert M… entra avec Rocambole, toujours vêtu du triste costume des prisonniers de Newgate.