XLVII

Cependant Marmouset était rentré à Newgate bien avant la nuit.

Il avait retrouvé Vanda faisant de la musique avec les filles de sir Robert, tandis que mistress Robert M… brodait au métier, comme les femmes anglaises de la classe bourgeoise.

Sir Robert était absent de son logis.

Mais il était dans l’intérieur de la prison.

Il ne revint qu’à l’heure du repas du soir.

Marmouset le trouva pâle et soucieux.

– Oh ! oh ! sir Robert, lui dit-il, vous paraissez légèrement préoccupé ce soir ?

– Je le suis en effet, gentleman.

– Que vous arrive-t-il ?

– Je vous dirai cela après souper.

– Ah !

– Les mauvaises nouvelles gagnent toujours à être reculées…

Marmouset ne sourcilla pas.

Il devinait sans doute la mauvaise nouvelle dont le bon gouverneur voulait l’entretenir.

Alors il n’insista pas.

Le repas du soir eut lieu comme de coutume.

Après, et sous le prétexte de fumer un cigare, sir Robert, emmena Marmouset dans son cabinet.

– Voyons cette mauvaise nouvelle dont vous me menacez ? dit Marmouset.

– Eh bien ! je crains que vous ne puissiez plus faire votre partie d’échecs avec l’homme gris.

– Ah bah ! fit Marmouset.

– J’ai reçu, il y a quelques heures, poursuivit sir Robert, une communication du lord chief-justice.

– Bon ! et cette communication…

– M’annonçait qu’on jugerait le pauvre diable demain matin.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Marmouset, qui joua un étonnement profond et douloureux.

– On renonce à savoir son vrai nom.

– Et puis ?

– Sa condamnation n’est pas douteuse comme bien vous pensez.

– Hélas ! j’en ai peur.

– Et il sera pendu après-demain matin, c’est presque certain.

– Eh bien ! dit Marmouset avec un calme sévère, je ferai ma partie deux soirées encore.

– Comment ! vous oseriez…

– Mais sans doute.

– Songez donc qu’il faut que j’aille faire une visite au pauvre diable ce soir, et que je lui apprenne…

– Vous la lui ferez demain.

– Non, la loi s’y oppose.

– Ah ! vraiment ?

– Et il faut que ce soir, avant minuit…

– Eh bien ! ce soir quand ma partie d’échecs sera finie, vous lui direz tout.

Et Marmouset avait un sang-froid tel, que sir Robert se demandait s’il était en présence d’un tigre ou d’un homme.

Marmouset devina sa pensée :

– Milord, dit-il, il est temps que je joue avec vous cartes sur table.

– Que voulez-vous dire ?

– Vous m’avez pris pour un gentleman excentrique…

– Dame !

– Je le suis peut-être, mais je suis un joueur d’échecs forcené.

– Bon !

– À Paris je bats tout le monde. À Londres, l’an dernier, je ne trouvais plus d’adversaire au club de West India. Mais j’en ai trouvé un à Pétersbourg, et vous l’avouerai-je ? moi, le vainqueur sempiternel, j’ai été battu.

– En vérité ! fit sir Robert M…

– Le général Ugetoff m’a constamment gagné en me disant : « Tant que vous n’aurez pas appris la partie indienne, le jeu des brahmanes, vous serez indigne de jouer avec moi. »

– Eh bien ? fit sir Robert.

– Eh bien ! l’homme gris, vous le savez, sait cette partie.

– En effet.

– Il me l’a enseignée hier soir, mais j’ai besoin d’une leçon encore.

– Et après ?

– Après je serai de force à me mesurer avec le général Ugetoff, qui m’a gagné un million de roubles l’autre année.

– Un million de roubles !

– Oui, quelque chose comme quatre millions de francs. Commencez-vous à comprendre ?

– Non, dit naïvement sir Robert.

– Pendant ma captivité à Newgate, reprit Marmouset, en causant de choses et d’autres, ce malheureux m’a juré qu’il connaissait la partie indienne.

Alors, comme mes quatre millions me tiennent au cœur, poursuivit Marmouset, je me suis dit : « Si le gouverneur de Newgate me laisse jouer avec lui, le général sera battu, et je rentrerai dans mon argent.

– Ah ! je comprends, enfin ! dit sir Robert, dont le visage s’illumina et qui, dès lors, repoussa complètement le soupçon qui l’assaillait depuis l’entrée de Marmouset à Newgate.

– Vous le voyez, poursuivit Marmouset, il ne s’agit plus pour moi d’une fantaisie, d’une excentricité, mais bien de quatre millions. Si je laisse pendre l’homme gris avant qu’il n’ait livré le dernier mot de son secret, mes quatre millions sont perdus.

– C’est juste, soupira sir Robert.

– Et je serai alors obligé de me rejeter sur l’indemnité que M. Staggs me promet de me faire avoir.

Sir Robert M… eut un cri d’angoisse.

– Oh ! dit-il, vous ne ferez pas cela, gentleman !

– Alors faites que j’aie ma dernière leçon.

Sir Robert M… se grattait l’oreille et il était devenu rouge comme une pivoine.

– Songez, dit froidement Marmouset, que si vous me refusez, dès demain matin je vais trouver M. Staggs.

Sir Robert M… chancela…

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