Le vieux sacristain était, en effet, monté au clocher, et il avait poussé une petite porte dissimulée dans la muraille si habilement, que trois personnes seulement en connaissaient l’existence, le sacristain, le curé de l’église et l’abbé Samuel.
En Angleterre, les persécutions dont le catholicisme est victime ne datent pas d’hier et n’ont pas eu le fenianisme pour point de départ.
Il y a cinquante ans, un prêtre catholique, naturellement Irlandais, et curé de Saint-George, était poursuivi à outrance pour avoir, dans un de ses sermons, attaqué le primat de la Grande-Bretagne, l’archevêque de Cantorbéry.
Le pauvre prêtre était attaché à son église comme le capitaine à son vaisseau.
Il ne voulait pas fuir.
Pendant deux mois il se tint caché sous les murailles de Saint-Gilles, de l’autre côté de la Tamise.
Mais les Irlandais mirent ces deux mois à profit.
Chaque nuit deux ouvriers travaillaient mystérieusement dans le clocher et creusaient dans l’épaisseur du mur une espèce de cellule, large de quatre pieds.
Quand la cellule fut creusée, lorsque son entrée fut habilement dissimulée par une pierre semblable aux autres et tournant sur ses gonds invisibles, le prêtre revint dans son église.
Les policemen faisaient bonne garde à l’entour ; vingt fois ils envahirent l’église, espérant trouver le curé et le conduire en prison.
Le curé était invisible.
Tout le jour, il était caché dans la cellule mystérieuse ; la nuit il descendait prier dans l’église et, bien avant la première aube, il disait sa messe.
Or, depuis cinquante ans, la chambre secrète du clocher n’avait servi qu’une seule fois, et encore pendant quelques jours seulement, lorsqu’un soir l’abbé Samuel se glissa dans l’église et monta précipitamment chez le sacristain.
– Il faut me cacher, lui dit-il.
– Vous êtes donc poursuivi ? demanda le vieillard.
– Oui, on a fouillé dans mes papiers en mon absence, et on a trouvé plusieurs lettres de l’homme gris qui se trouve arrêté depuis hier.
En effet, à la pressante sollicitation du révérend Patterson, le lord chief-justice avait ordonné l’arrestation de l’abbé Samuel, qui n’avait eu que le temps de se réfugier à Saint-George.
Depuis lors on le recherchait si activement qu’il lui avait été impossible de réunir une seule fois les principaux chefs irlandais.
Cependant ses lettres lui parvenaient, et la dépêche de Marmouset, dépêche à laquelle il avait répondu, lui était arrivée par l’intermédiaire d’un agent du télégraphe qui était lui-même fénian.
Or donc, si le sacristain s’était montré si défiant à l’endroit de Marmouset et de Milon, c’est qu’ils n’étaient pas les premiers à venir demander l’abbé Samuel.
La police, qui continuait à rechercher activement l’abbé Samuel, avait employé tous les moyens ; elle s’était présentée sous tous les prétextes et sous tous les déguisements.
La perspicacité du bonhomme avait fait échouer ses efforts jusqu’à présent.
Cependant, l’accent de sincérité de Marmouset et de Milon avait frappé le vieillard.
Il s’était donc chargé de faire parvenir à l’abbé Samuel le billet que Marmouset lui avait remis.
Et, ce billet à la main, il était monté précipitamment dans le clocher, avait poussé un ressort et s’était trouvé dans la cellule où l’abbé Samuel priait en ce moment.
À peine le jeune prêtre eut-il jeté les yeux sur le billet et reconnu l’écriture de l’homme gris, qu’il s’écria :
– Qui donc a apporté cela ?
– Deux hommes.
– Où sont-ils ?
– Je les ai renvoyés.
– Y a-t-il longtemps ?
– Non, à l’instant même.
– Cours après eux, tâche de les rejoindre, ce sont des amis, avait encore dit l’abbé Samuel.
Et le sacristain, on l’a vu, avait dégringolé l’escalier du clocher et s’était élancé dans le cimetière, espérant retrouver les deux visiteurs, soit sur la place de l’Église, soit dans quelque rue voisine.
Comme le brouillard était très épais, il passait tout auprès de Marmouset sans le voir, quand celui-ci l’arrêta en lui saisissant le bras.
– Ah ! c’est vous ? fit le vieillard.
– Nous-mêmes.
– Je vous cherchais.
– Et nous, dit Marmouset, nous étions bien sûrs que vous nous courriez après.
– Venez, dit le sacristain.
Et il reprit le chemin de la petite porte du chœur, qu’il avait laissée entrouverte.
Marmouset et Milon le suivirent.
Quelques minutes après, ils se trouvaient en présence de l’abbé Samuel.
– Mon père, lui dit Marmouset, le billet que je vous ai fait tenir a dû vous l’apprendre, je sors de Newgate.
– Où vous avez vu l’homme gris ? fit vivement le jeune prêtre.
– J’ai passé deux jours avec lui.
L’abbé Samuel passa la main sur son front :
– Ah ! dit-il, c’est un grand, malheur qu’il soit à Newgate.
– Il en sortira.
Le prêtre leva les yeux au ciel.
– Hélas ! dit-il, vous ne connaissez pas les Irlandais, mon frère.
– Que voulez-vous dire ? fit Marmouset.
– Pendant quelques mois, reprit l’abbé Samuel, l’homme gris a été notre chef à tous. Partout nous avons triomphé, partout nous avons été victorieux.
Si bons chrétiens que soient nos frères d’Irlande, ils sont superstitieux.
– Ah !
– Et ils avaient fini par croire que l’homme gris avait un pouvoir surnaturel.
– Qui sait ? dit encore Milon.
L’abbé Samuel secoua la tête.
– Hélas ! dit-il, l’événement a prouvé le contraire. Il a été pris. Dès lors son prestige est tombé.
– Alors on ne croit plus à lui ?
– Non.
– Et personne ne songe à tenter quelque chose pour le sauver ?
– Personne.
Un fin sourire glissa sur les lèvres de Marmouset.
– Si l’homme gris a été pris, dit-il, c’est qu’il l’a bien voulu.
– Que dites-vous ?
– La vérité.
L’abbé Samuel fit un pas en arrière, tant ces paroles l’étonnaient.
– Il a été pris, poursuivit Marmouset, parce qu’il avait une grande idée que sa captivité seule pouvait réaliser.
– Je ne vous comprends pas, monsieur.
– Écoutez-moi, monsieur l’abbé. Quels sont vos deux plus mortels ennemis, en Angleterre ?
– Nous en avons trois.
– Nommez-les.
– Le révérend Patterson, chef occulte de la religion réformée.
– Et puis ?
– Et puis lord Palmure.
– Et enfin ?
– Enfin la fille de lord Palmure, miss Ellen.
– Vous vous trompez, monsieur l’abbé, dit froidement Marmouset.
– Plaît-il ?
– Miss Ellen n’est plus votre ennemie.
– Oh ! que dites-vous là ?
– Je dis la vérité, monsieur l’abbé. Miss Ellen est redevenue Irlandaise de cœur et d’âme.
L’abbé Samuel étouffa un cri.