XX

Londres était si embrumé, ce jour-là, qu’on eût dit que la capitale du spleen y mettait de la coquetterie.

Dès midi, les magasins avaient eu recours à l’hydrogène, cette doublure fort réussie du soleil anglais.

Le brouillard était rouge et si épais que les cabs ne circulaient plus.

– Quel chien de pays ! murmurait Milon, qui marchait cependant d’un pas rapide et côte à côte avec Marmouset.

Quand on pense qu’à Paris il fait un soleil magnifique et que les arbres des Tuileries commencent à bourgeonner !

– Viens donc, philosophe, répondit Marmouset. Tu te plaindras du brouillard un autre jour. Nous n’avons pas le temps aujourd’hui de disputer sur la température.

Ils arrivaient au pont de Westminster.

Le brouillard obscurcissait le ciel, rendait la Tamise invisible.

On aurait pu croire qu’ils marchaient dans un nuage.

Les piles du pont elles-mêmes étaient devenues invisibles.

Quand ils furent de l’autre côté, Marmouset hésita un moment :

– Nous voici bien dans le Southwark, dit-il ; mais quel est le plus court chemin pour arriver à l’église Saint-George ?

– Bridge road, répondit Milon, qui savait Londres par cœur.

Ils se remirent en route, et un quart d’heure après, ils arrivaient devant la cathédrale des catholiques de Londres.

Miss Ellen avait parfaitement indiqué à Marmouset le moyen de pénétrer dans l’église.

Il fallait tourner la grand’porte, traverser le cimetière et aller frapper à la porte du chœur.

Ce qu’ils firent.

Il s’écoula quelques minutes avant qu’on répondit.

Puis enfin le vieux sacristain à barbe blanche vint ouvrir.

Il avait une lampe à la main.

À la vue de ces deux hommes qu’il ne connaissait pas, il fit un pas en arrière et eut un geste de crainte.

– Que voulez-vous ? dit-il.

– C’est l’Espoir de l’Irlande qui nous envoie, répondit Marmouset, se conformant aux instructions de miss Ellen.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répliqua le sacristain en mauvais français.

– Nous voulons parler à l’abbé Samuel.

– Il n’est pas ici.

Marmouset et Milon étaient entrés dans le chœur.

– Si vous voulez voir l’abbé Samuel, dit encore le vieillard, allez à Saint-Gilles.

Mais Marmouset avait deviné que le vieillard mentait :

– Prends garde, vieillard, dit-il, en refusant de nous conduire à l’abbé Samuel, tu causes peut-être un grand préjudice à l’Irlande.

– Êtes-vous donc Irlandais ? fit le soupçonneux vieillard.

– Nous sommes des amis de l’Irlande.

– Ou de l’Angleterre. Allez ! dit le vieillard, quand on a arrêté l’abbé Samuel pour le mettre en prison, on lui a pareillement dit…

– Nous venons de France, dit Marmouset, et nous avons vu Ralph et Jenny.

À ces noms, le vieillard fit un pas en arrière.

– Veux-tu que je te les dépeigne ? dit encore Marmouset.

Jenny est grande, brune, elle a les yeux bleus et elle est plus belle que toutes les ladies du West-End.

– Après ? dit le sacristain.

– Ralph à dix ans, il est déjà fier comme son père, sir Edward Palmure.

– Et vous les avez vu ? demanda le sacristain.

– Ils sont chez moi, dit Milon.

– Où cela ?

– À Paris.

Cependant le vieillard ne se rendait pas encore.

– Je vous crois, dit-il, mais je ne sais pas où est l’abbé Samuel.

– Ah ! connais-tu l’homme gris ?

À ce nom le sacristain tressaillit.

– Oui, dit Milon. Et Shoking, le connais-tu ?

Ce nom dérida le sacristain.

– Prouvez-moi que vous connaissez Shoking, dit-il.

– C’est facile. Shoking n’est plus à Londres.

– C’est vrai.

– Il est en France avec Ralph et Jenny.

– C’est vrai encore. Mais la police anglaise sait tant de choses !…

– Tu te défies donc toujours ?

Le sacristain eut un sourire :

– L’Irlande est persécutée, dit-il, c’est notre excuse, si nous avons peur.

– Eh bien, dit Marmouset, puisque tu ne veux pas nous dire où est l’abbé Samuel, peux-tu au moins te charger d’un message pour lui ?

– Si je le vois, oui.

– Supposons que tu le verras…

– Dites alors.

– Si tu vois l’abbé Samuel, remets-lui ceci.

Et Marmouset tira de sa poche un petit papier plié en quatre.

Ce papier n’était autre qu’un billet écrit à l’abbé Samuel par l’homme gris lui-même.

Et Marmouset ajouta :

– C’est de la part de l’homme gris.

– Ah ! dit le sacristain qui prit le billet.

Mais sa défiance n’était point désarmée.

– Revenez demain, dit-il, ou ce soir. Peut-être aurai-je vu l’abbé Samuel.

– C’est bien, dit Marmouset. Viens, Milon.

– Comment ? dit le colosse, nous nous en allons ?

– Sans doute.

– Mais si l’abbé Samuel était ici ?

– Viens donc !

Et Marmouset entraîna Milon hors de l’église, au grand contentement du sacristain, qui se hâta de refermer la porte.

– Mais, dit alors Milon, si nous avions insisté ?… Tenez, j’aurais pris le sacristain à la gorge, moi et vous ?…

– Moi, j’aurais souillé l’église, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Tu es un imbécile !

– Plaît-il ?

– Viens t’asseoir là, dit encore Marmouset.

Et il s’assit, sur le mur de clôture du cimetière.

– Maintenant, lève les yeux en l’air.

– Bon !

– Vois-tu le clocher ?

– Non ! il est perdu dans le brouillard.

– Regarde bien, que vois-tu ?

– Tiens : une lueur qui monte, dit Milon.

– Ah !

– On dirait une étoile.

– C’est une lampe qui monte dans le clocher et que tu aperçois à travers les meurtrières.

– Eh bien ?

– L’abbé Samuel est là haut.

– Vous croyez ?

– Et le sacristain il porte le billet de l’homme gris. Attendons un moment encore.

– Pourquoi ?

– Tu vas voir.

La clarté qui perçait le brouillard était devenue fixe en ce moment.

Tout à coup elle redescendit, mais non plus lentement. Cette fois, on eût dit une étoile se détachant du ciel.

– Le bonhomme a retrouvé ses jambes de vingt ans, dit Marmouset.

– Comment cela ?

– Il redescend en courant.

– Pourquoi ?

– Mais pour essayer de nous rejoindre. Tu vas voir.

En effet, un instant après la petite porte du chœur se rouvrit, et le vieux sacristain s’élança dans le cimetière.

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