Le brouillard était toujours d’une intensité excessive.
On n’y voyait pas à trois pas de distance.
Cependant, il n’était pas encore quatre heures de l’après-midi.
Marmouset et Milon s’en revinrent donc à pied, après avoir traversé de nouveau la Tamise sur le pont de Westminster.
Et tout en cheminant ils causaient :
– Voyons, disait Marmouset, récapitulons un peu. Combien sommes-nous ?
– Où cela ?
– À Londres.
– Vous voulez parlez de nous et des gens que nous avons amenés ?
– Oui.
– Il y a d’abord nous quatre, vous, moi, Vanda et miss Ellen.
– Les femmes ne comptent pas.
– Alors, nous deux.
– Après ?
– La Mort-des-Braves, Jean le Boucher.
– Quatre.
– Polyte.
– Cinq.
– Sir James Wood.
– Il ne compte pas non plus.
– Edward.
– Ah ! il compte, celui-là : six.
– Pourquoi ces calculs ? demanda Milon.
Marmouset continua sans répondre à cette question :
– Rocambole m’a donné une liste de quatre personnes qui lui sont particulièrement dévouées à Londres.
– Bon ! fit Milon.
– Enfin, au besoin, nous ferons venir Shoking.
– Mais…
– Tu veux toujours savoir les choses trop longtemps à l’avance, dit Marmouset en souriant.
– Mais… pourtant.
– Qu’il te suffise pour le moment d’apprendre que tu vas changer de profession.
Milon ouvrit de grands yeux.
– Tu étais entrepreneur à Paris ?
– Sans doute.
– Tu vas être, à Londres, marchand de denrées coloniales.
– Quelle drôle d’idée !
– Épicier, si tu veux.
– Ah çà ! dit Milon qui avait ses petits moments d’impatience, je crois que vous vous moquez de moi, Marmouset.
– Bah !
– Je permets bien cela au maître…
– Mais tu ne me le permets pas ?
– Dame, fit Milon.
– Eh bien, rassure-toi, je ne me moque pas de toi.
– Cependant, observa Milon, je ne vois pas quel rapport il y a entre la profession d’épicier et le but de notre voyage à Londres.
– Tu le verras.
– Mais quand ?
– Dans une heure.
Tout auprès de Scotland-Yard, Marmouset fit entrer Milon dans un public-house.
– J’ai soif, dit-il.
Puis, au lieu d’entrer dans le box des gentlemen, il passa tout droit dans cette petite pièce qui est au fond de tous les public-houses et qu’on appelle le parloir.
Là seulement on trouve à s’asseoir.
Marmouset demanda une bouteille de porto et tandis qu’on le servait, il tira de sa poche un numéro du Times paru la veille au soir.
Milon, de plus en plus étonné le regardait faire.
Marmouset chercha à la quatrième page et mit le doigt sur une annonce qu’il plaça sous les yeux de Milon :
Great attraction !
« Master Love, négociant en denrées coloniales, Old-Bailey, n° 3, a l’honneur de prévenir le public qu’ayant fait sa fortune et désirant vivre tranquille dans son cottage de Greenwich, il est dans l’intention de vendre sa maison de commerce.
« Bonne clientèle de premier choix.
« Des fenêtres de la boutique, on voit pendre, la maison faisant face à la porte de Newgate devant laquelle on dresse le gibet. Great attraction ! On peut louer deux fenêtres. Master Love fait savoir qu’il traitera directement avec les personnes qui se présenteront. »
– Je le vois bien, dit Milon, mais…
Marmouset haussa les épaules.
– Ne sois donc pas si pressé, dit-il, tu devrais déjà comprendre, ce me semble, qu’il y a un intérêt quelconque pour nous à posséder un fonds de commerce en face de Newgate.
– Cela est juste.
– Nous ferons la connaissance du personnel de la prison, c’est toujours cela.
Milon n’insista pas.
La bouteille de vin vidée, Milon et Marmouset se remirent en route et remontèrent vers Trafalgar square.
Il y a une bonne trotte de Trafalgar à Old Bailey.
Il faut longer tout le Strand, ensuite Fleet street, traverser la longue rue de Farrigdon, dans laquelle se trouve l’imprimerie du Times.
En entrant dans Old Bailey, Marmouset montra une maison à Milon.
– Est-ce que c’est cela ? demanda Milon.
– Non, c’est la maison de M. Ranis, un riche banquier.
– Eh bien ?
– Vois-tu cette fenêtre au premier étage ?
– Oui.
– Eh bien ! Rocambole, de cette fenêtre, a coupé la corde d’un pendu avec une balle chassée par un fusil à vent.
– Quand cela ?
– Il y a trois mois.
Le magasin d’épicerie de master Love était tout à côté de la maison de M. Ranis.
C’était un tout petit magasin occupant le rez-de-chaussée d’une maison de triste apparence et dont la vieille architecture contrastait péniblement avec les constructions voisines.
– Cette maison, dit-il, a deux cents ans d’existence.
– C’est une masure, dit Milon, qui avait sur la construction des idées nouvelles.
– Nous trouverons, quand elle nous appartiendra, que c’est un vrai bijou.
– Par exemple !
– Quelquefois, le vieux vaut mieux que le neuf, dit sentencieusement Marmouset.
Et ils entrèrent dans la boutique où master Love, un petit homme grisonnant et fort laid, en dépit de son nom qui veut dire amour, trônait majestueusement derrière un comptoir de chêne noirci et au milieu de tous les produits que l’épicerie, toujours solennelle, a baptisés du nom de denrées coloniales.
En voyant entrer les deux gentlemen, master Love se leva avec empressement et vint à leur rencontre.
– My dear, lui dit Marmouset, vous désirez vendre votre fonds ?
– Yes, sir, répondit master Love.
– Combien ?
– Deux mille cinq cents livres.
Un sourire vint aux lèvres de Marmouset, qui dit en français à Milon :
– Cela vaut mille écus, et il en demande plus de soixante mille francs. Pas juif du tout, l’Anglais !
Puis tout haut :
– Êtes-vous donc locataire de toute la maison ?
– Yes, dit master Love.
Marmouset ouvrit sa redingote, tira de sa poche un portefeuille bourré de bank-notes et dit :
– J’offre deux mille livres et je paie comptant, mais à une condition.
– Laquelle ? demanda master Love, qui eut un éblouissement.