Marmouset reprit en montrant Milon :
– Monsieur est mon parent, et je le veux établir.
– Fort bien, dit master Love.
– Or, je quitte l’Angleterre dès demain, et je veux, avant de partir, avoir la satisfaction de le voir établi. Par conséquent, je vous offre deux mille livres, à la condition que vous vous en irez à l’instant même avec votre femme.
– Je suis veuf, dit master Love.
– Et votre commis ?
– Je n’en ai pas.
– Alors vous êtes donc tout seul ?
– Absolument.
– Peste ! dit Marmouset en souriant, votre commerce ne me paraît pas si étendu, puisque vous faites votre besogne tout seul.
– Oh ! dit master Love en clignant de l’œil, ce n’est pas l’épicerie qui va le mieux ici…
– Qu’est-ce donc ?
– Les fenêtres.
– Ah ! oui, les fenêtres pour les exécutions ?
– Justement. Vous les louerez chaque fois dix livres.
Le marché ainsi conclu, master Love quitta son tablier, mit son habit, prit son chapeau, et suivit Marmouset chez un homme de loi qui, séance tenante, rédigea un acte de vente.
Une heure après, master Love prenait le penny-boat pour se rendre à Greenwich, et Milon s’installait dans la boutique de denrées coloniales d’Old Bailey.
En même temps Marmouset commandait chez un fabricant d’enseignes de la Cité une grande pancarte qu’on lui tirait tout de suite et sur laquelle on lisait :
CHANGEMENT DE PROPRIÉTAIRE
LE MAGASIN EST FERMÉ POUR CAUSE DE RÉPARATIONS
Puis il colla l’affiche sur la porte, Milon mit les volets et Marmouset lui dit :
– Allons-nous-en !
– Où allons-nous ?
– Dans Sermon Lane, à deux pas d’ici, voir miss Ellen.
– Et après ?
– Après nous irons faire un tour dans la rue Pater-Noster, qui est celle des libraires de la Cité.
– Je veux être pendu, murmurait Milon en suivant Marmouset, si je comprends un mot à tout cela !
– Miss Ellen, dit Marmouset à la jeune fille, il y aura ce soir dans Well-Close square me grande réunion de fénians.
– Ah ! dit-elle avec joie.
– Et on vous y attend.
– Et il faudra bien, dit-elle, qu’ils me promettent de sauver l’homme gris.
Alors Marmouset lui raconta son entretien avec l’abbé Samuel.
Un sourire lui vint aux lèvres :
– Ces gens-là sont stupides ! dit-elle. Si un homme n’est pas éternellement victorieux, ils n’ont plus foi en lui.
– Du reste, dit Marmouset, si les fénians nous abandonnent, nous nous passerons d’eux.
– Certainement oui, dit-elle, et quand je devrais aller trouver mon père.
– Votre père ?
– Oh ! fit miss Ellen, je ferai de mon père ce que je voudrai, le jour où je le voudrai.
– À ce soir, miss Ellen !
– À ce soir.
– Je viendrai vous prendre ici à onze heures.
– Je serai prête.
Marmouset et Milon s’en allaient.
– Que diable allons-nous faire dans la rue Pater-Noster ! se demandait Milon.
Il le sut bientôt.
Dans cette rue il y a une boutique de libraire dans chaque maison.
Le plus achalandé de ces libraires se nomme M. Simouns.
Il a une fort belle collection de plans et de cartes, d’ouvrages historiques dont l’impression remonte à une époque déjà reculée.
Marmouset entra chez lui et lui dit :
– Je désirerais, monsieur, avoir un plan de la Cité au seizième siècle.
– Monsieur, répondit M. Simouns, le plan que vous me demandez est très rare. Il ne s’en trouve à ma connaissance, que deux exemplaires. L’un est au Muséum, l’autre est en ma possession.
– Et vous ne voulez pas vous en défaire ?
– J’en ai refusé cent livres.
– Je suis prêt à le payer cent cinquante.
Et Marmouset, une fois encore, ouvrit son portefeuille.
M. Simouns salua.
Puis il chercha dans ses rayons et mit la main sur le plan géographique, qui était divisé en petites feuilles collées sur toile et se fermait comme un livre.
– Tenez, monsieur, dit-il, vous allez voir combien cet ouvrage est précieux.
Et il étala le plan sur une table.
– Il a été dressé par ordre de Charles II à sa restauration, poursuivit le libraire.
– Je sais cela, monsieur.
– À la suite d’une conspiration qui n’avait pour but rien moins que de miner la ville de Londres tout entière, et de l’envoyer dans les airs à l’aide de quelques milliers de tonneaux de poudre.
– Je sais parfaitement cela, dit Marmouset, et c’est parce que je m’occupe d’un grand ouvrage historique…
– Tenez, monsieur, poursuivit M. Simouns, voyez ces lignes rouges.
– Bien.
– Elles indiquent les souterrains qui furent creusés à cette époque.
– Ah ! fort bien.
– Mais, reprit Marmouset, ces souterrains ont été comblés ?
– À peu près. Cependant j’ai la presque certitude qu’il en existe encore plusieurs.
– Où cela ?
– Principalement aux environs de Newgate.
– Ah ! vraiment ?
Ce libraire, qui était un érudit et en tirait quelque vanité, mit son doigt sur une des rues indiquées sur le plan.
– Tenez, dit-il, voilà Old Bailey.
– Bon !
– Vers le milieu, il y a une masure, une vieille maison qui fait face à Newgate.
– Eh bien ?
– Elle remonte au quatorzième siècle.
– J’irai la voir, dit Marmouset. Je veux faire mon ouvrage très consciencieusement.
– Je suis à peu près certain, poursuivit le libraire, que dans les caves de cette maison on retrouverait la trace des souterrains indiqués sur ce plan.
– C’est bien possible, dit Marmouset avec indifférence.
Et il prit le plan, qu’il paya en belles bank-notes toutes neuves.
Cette fois, comme ils sortaient de chez M. Simouns, et qu’ils descendaient la rue Pater-Noster, Milon murmura :
– Ah ! je commence à comprendre !
– C’est bien heureux… dit Marmouset en souriant.