En anglais, Cold Bath field signifie la prairie des bains froids.
Ce nom n’a rien de lugubre.
Eh bien ! prononcez-le dans le Brook street, ou bien dans une de ces tavernes sans nom de White-Chapel ou du Wapping que fréquentent les gens sans aveu, et vous verrez les visages pâlir, et les plus hardis compagnons frissonner.
C’est à Cold Bath field, à Bath square, comme les Anglais appellent ce lieu sinistre, par abréviation, que tourne le moulin sans eau, le tread mill.
La libre Angleterre a des raffineries de supplice qu’ignore le monde.
Dans l’Inde, elle attache des hommes à la bouche d’un canon. À Londres, elle envoie les voleurs au moulin.
Qu’on se figure un gigantesque cylindre à deux étages divisé par petites cases.
Dans chacune de ces cases est un condamné.
Le condamné est suspendu par les mains à une barre transversale et immobile.
Les pieds pendent dans le vide.
Croyant trouver un point d’appui, il les pose sur une palette qui est un parallèle à la barre.
Mais la palette fuit sous le pied ; une autre lui succède, et fuit encore, et encore une autre, et mille autres ainsi : c’est le cylindre qui tourne, et les deux pieds du condamné jouent le rôle de l’eau qui tombe dans les godets d’une roue de moulin.
Si le condamné s’arrêtait avant qu’on ait arrêté la machine, il aurait les jambes broyées.
Le cylindre s’arrête tous les quarts d’heure.
Alors le condamné, en sueur, exténué, sans haleine, descend de son banc de supplice, remet son bonnet de police à galon jaune et s’assied sur un escabeau qu’un autre condamné occupait tout à l’heure.
Ce dernier a pris sa place et l’infernale machine se remet à tourner.
Cold Bath field est une vieille prison ; elle est située dans le comté de Midlessex et administrée par un gouverneur qui est un capitaine de l’armée de terre.
Mais l’Angleterre n’aime ni les vieux monuments, ni les vieilles rues ; elle transforme tout peu à peu.
Dans l’enceinte de la vieille prison, elle construit une prison toute neuve, démolissant l’ancienne au fur et à mesure.
Il y a bien des années déjà que dure ce travail, et le quartier a pris à ces travaux une physionomie des plus animées.
Il s’est ouvert des public-houses dans toutes les rues voisines, à l’usage des ouvriers libres qui travaillent dans la prison, et la vieille taverne de Queen’s justice n’a pas gagné un buveur.
Cet établissement qui s’intitule pompeusement la Justice de la reine, est d’un aspect aussi sinistre que la prison.
C’est la taverne des guichetiers, des parents qui sont admis à voir les condamnés, et des condamnés eux-mêmes qui, le jour de leur libération, font un repas somptueux sous les voûtes de ce bouge.
Les ouvriers n’y vont pas.
Rarement un rough qui n’a rien eu encore à démêler avec la justice en franchit le seuil.
Il y a un proverbe accrédité dans le quartier qui dit : Ne jouez pas avec la justice de la reine, ça porte malheur !
Le land-lord de Queen’s justice est un ancien guichetier congédié sans retraite ni indemnité.
Son affaire n’a jamais été claire. On a toujours prétendu qu’il avait favorisé l’évasion d’un prisonnier, mais on n’a pu le prouver.
Si on l’eut prouvé, il eut été condamné, et les portes de la prison ne se fussent point ouvertes devant lui.
Le land-lord se nomme Fang.
Vu son nom de guichetier, le mot fang signifiant griffe en anglais.
Master Fang a pris pour garçons de taverne deux prisonniers libérés, ce qui fait dire aux ouvriers, qu’on peut, à Queen’s tavern, boire un verre de gin et perdre son mouchoir.
Master Fang se moque de ces calomnies, le premier vendredi du mois, surtout, qui est le jour où les prisonniers qui se sont bien conduits peuvent se rendre au parloir et y voir leurs parents.
Ce jour-là, de midi à trois heures son établissement ne désemplit pas.
Les parents se pressent autour du poêle, et les guichetiers viennent en courant, boire un verre de sherry.
Or donc, le vendredi qui suivit l’audience de la cour de police de Kilburn, audience dans laquelle l’honorable M. Booth avait condamné le petit Ralph à être enfermé à Cold Bath field jusqu’à l’âge de quinze ans, il y avait beaucoup de monde dans Queen’s tavern justice ; de pauvres gens pour la plupart.
Des femmes déguenillées, des hommes en haillons, des enfants pieds nus.
Au milieu de tout ce monde, qui parlait haut et avec volubilité, ne ménageant les injures ni aux magistrats qui condamnent ni aux policemen qui arrêtent les voleurs, un homme passait grave et serein, comme un demi-dieu au milieu d’humbles mortels.
Master Fang avait eu pour lui un sourire ; cet homme lui avait serré la main.
Ce personnage était vêtu d’une tunique verte et d’un pantalon gris ; il portait une petite casquette à visière, ornée d’un galon jaune, et à la taille une sorte de giberne serrée par une ceinture de cuir verni.
Il avait à la main une grosse clef.
Voilà pour l’accoutrement : passons au physique.
C’était un gros homme rougeaud, aux cheveux grisonnants, aux petits yeux verts, trapu, et doué d’une force herculéenne.
Ce personnage était le portier-consigne de la prison.
Le rough établit des nuances entre les hommes avec un merveilleux discernement.
Le guichetier ordinaire est une manière de prisonnier.
Il est en contact direct et de tous les instants avec les condamnés.
Les clefs qu’il porte à la ceinture n’ouvrent que les portes intérieures de la prison.
Son pouvoir meurt à la grille du portier-consigne.
Celui-ci est un homme libre ; de sa fenêtre il voit la rue ; à chaque instant, il parle à des hommes libres.
Ce n’est plus un bourreau, c’est un homme libre.
Il est bon homme, il est serviable et concilie quelquefois l’humanité avec les règlements.
Il s’intéresse à tel ou tel prisonnier, et lui fait passer quelques douceurs apportées par les parents.
Master Pin, tel est son surnom, car son vrai nom, les gens du dehors l’ignorent, vient à Queen’s tavern tous les jours, mais surtout les vendredis.
On lui a remis le matin la liste des prisonniers qui pourront aller au parloir, il a cette liste dans sa poche, et il dit aux parents : « Vous pouvez vous en aller, votre homme a été puni » ou bien « vous verrez le petit il est sur la liste. »
Donc, Master Pin se promenait à travers la foule grouillante de Queen’s tavern, lorsqu’un homme qui s’était tenu immobile dans un coin jusque-là, vint à lui et le salua de ses paroles :
– Bonjour, mon cousin.
Master Pin était fier.
Il fit un pas en arrière et considéra son interlocuteur qui était une manière de géant en guenilles.
– Qui donc es-tu ? fit-il.
– Je suis votre cousin.
– Hein ? fit le portier-consigne.
– Aussi vrai que nous voyons d’ici les noires murailles de Cold Bath field, reprit cet homme, nous sommes enfants de frères.
Le portier-consigne le regardait toujours.
– Je me nomme John Colden, dit l’homme déguenillé.
– C’est ma foi vrai, que nous sommes cousins, en ce cas, dit master Pin qui ne put réprimer une légère grimace.
Et il tendit la main à John Colden.