II

Le portier-consigne de Cold Bath field avait donc reçu le surnom de Pin.

En anglais, Pin veut dire clavette.

Dans la fermeture d’une porte, d’une devanture de boutique, la clavette est cette cheville ouvrière qui termine l’œuvre.

Master Pin n’avait pas les clefs du dedans de la prison ; mais il avait celle du dehors.

Telle était l’origine de son sobriquet.

Or donc, master Pin, qui était Irlandais, mais qui cachait avec soin sa nationalité, éprouva un premier mouvement de dépit à la vue de ce gaillard en haillons qui revendiquait l’honneur de sa parenté.

Mais ce n’était pas un méchant homme, après tout, et il était même assez religieux à l’endroit des liens de famille.

C’est pourquoi il tendit la main à John Colden et lui dit :

– Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

– À vous dire la vraie vérité, mon cher, répondit John Colden, je suis venu dans l’espérance de vous y rencontrer.

Master Pin jeta un nouveau regard sur les guenilles de son cousin.

– Tu es malheureux, dit-il, je le vois bien. Mais, mon cher, en dépit du bel habit que je porte, je ne suis pas heureux non plus, moi ; j’ai femme et enfant, et un petit traitement, un traitement bien petit, mon cher.

John Colden baissa la voix :

– Je sais parfaitement cela, dit-il, et je ne viens pas frapper à la porte de votre bourse.

– Ah ! fit master Pin, dont le front se dérida. Penses-tu que je puisse te rendre service ?

– Certainement, dit John Colden, et sans qu’il vous faille pour cela dépenser un penny.

– Tu boiras bien toujours avec moi un verre de gin, dit le portier-consigne ravi de cette discrétion.

Et il entraîna John Colden dans le parloir où il n’y avait personne et où ils pourraient, par conséquent, causer tout à leur aise.

On apporta deux verres de grog au gin et master Pin reprit :

– Voyons, mon garçon, de quoi s’agit-il ? nous sommes enfants de frères, et bien que je n’aie pas à me louer des Irlandais, je ferai tout ce que je pourrai pour toi.

– Vous êtes pourtant Irlandais, dit John Colden.

– Oui, mais je m’en cache…

– Et vous avez raison, répondit John Colden, car depuis quelque temps, ils se sont fait à Londres une bien mauvaise réputation, les Irlandais.

– Je suis enchanté de voir que tu as mon avis, John.

– Si mauvaise, poursuivit John, que du moment où on est Irlandais, on ne trouve plus d’ouvrage nulle part. Car tel que vous me voyez, mon cousin, je ne suis ni un mauvais sujet, ni un fainéant, et vous auriez tort de me juger sur la mine. Mais voici trois mois que je ne puis trouver à travailler.

– Quel est ton état ?

– Je suis cordonnier, mais je suis aussi maçon.

– Ah !

– Je préfère même beaucoup ce dernier métier, parce qu’on est en plein air, et puis, qu’on gagne de meilleures journées.

– Ça, c’est vrai.

– Alors, si je me suis décidé à venir vous voir, c’est que j’ai pensé que vous pourriez me faire admettre parmi les ouvriers qui travaillent à la nouvelle prison.

– Cela est facile, dit master Pin, mais il faut que je te dise tout de suite les avantages et les inconvénients de la besogne.

Les avantages, c’est qu’on est bien payé ; l’inconvénient, c’est que, lorsqu’on travaille dans certaine partie de la prison, on y reste.

– Comment cela ?

– Je vais te le dire. Non-seulement on construit une nouvelle prison, mais on fait des réparations dans l’ancienne. Les règlements s’opposent à ce que les prisonniers aient la moindre relation avec les gens du dehors ; mais si des maçons travaillent dans les cours ou dans les salles, on aurait beau multiplier le nombre des travailleurs, on n’empêcherait pas un prisonnier de parler à un ouvrier et de lui donner peut-être une lettre pour quelqu’un qui s’intéresse à lui.

On n’avait jamais pensé à tout cela, continua master Pin, jusqu’à l’année dernière.

Mais il est arrivé qu’un prisonnier s’est évadé et qu’on a soupçonné les ouvriers d’avoir favorisé son évasion.

– Eh bien ! dit John Colden d’un air naïf, comment fait-on maintenant ?

– Chaque semaine, le samedi matin, on tire au sort ceux des ouvriers qui doivent travailler dans la prison.

– Bon.

– On les tire au sort, parce que personne ne voudrait y aller.

– Et puis ?

– Dès lors ils sont prisonniers.

– Pour toujours ?

– Non, pour huit jours. On leur ôte leurs habits et on leur en donne qui appartiennent à la maison. Pendant huit jours, ils sont soumis à une discipline sévère. Leur semaine finie, on les lave, on les fouille, et ils ne sortent qu’après avoir été soigneusement examinés.

– Mais, dit John Colden, si un ouvrier désigné par le sort refusait ?…

– Ses camarades le chasseraient et il ne trouverait plus d’ouvrage.

– Ma foi ! dit John Colden, ça ne m’effraye pas de vivre huit jours sous les verroux.

– Tu n’as pas d’enfants ?

– Je ne suis même pas marié.

– Et puis, dit master Pin, il est fort possible que tu aies de la chance et que tu ne tombes jamais au sort.

– Pourvu que je travaille, cela m’est égal.

– Ah ! reprit le portier-consigne, j’ai encore une recommandation à te faire.

– Parlez…

– Les Irlandais, tu en conviens toi-même, sont mal vus.

– C’est vrai.

– Je te présenterai au directeur des travaux, comme mon cousin ; il est donc inutile que tu parles de notre pays.

– Vous pouvez vous en fier à moi. Et quand me présenterez-vous, mon cousin ?

– Ce soir, si tu veux venir ici.

– À quelle heure ?

– Entre huit et neuf.

John Colden se leva et serra de nouveau la main de master Pin.

Comme il allait sortir, le portier-consigne le retint.

– Est-ce que tu n’as pas un autre vêtement ? lui dit-il.

Quand on veut être embauché, il ne faut pas avoir l’air trop misérable.

– J’ai un camarade qui me prêtera son twine, dit John Colden.

– Alors, tout ira bien. À ce soir.

Et John Colden s’en alla et sortit de Queen’s tavern.

Quand il fut au coin de la rue, il se retourna, jeta un regard autour de lui pour s’assurer que personne ne faisait attention à lui, et il entra dans un autre public-house, où un homme l’attendait.

Cet homme n’était autre que le voleur Jack, dit l’Oiseau-Bleu.

– Eh bien ? fit celui-ci.

– Je crois qu’on m’embauchera demain.

– Alors, dit l’Oiseau-Bleu, je vais te mettre au courant des habitudes de la prison et t’en faire un plan détaillé. Si avec ça tu ne vas pas partout les yeux fermés, c’est que tu ne seras pas le frère de Suzannah, qui est si fine qu’elle connaît la couleur de l’air.

– Je tâcherai de comprendre.

– À propos de Suzannah, ajouta Jack, tu sais que c’est ce soir qu’on la sauve.

– Ah !

– Un fameux homme que ton patron, murmura Jack ; quel dommage qu’il ne veuille pas venir avec nous : il serait roi dans le Brook street…

– Parlons du moulin sans eau, dit John Colden, qui parut vouloir éviter toute conversation relative à l’homme gris.

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