XX

L’homme gris se disait, pendant que le sacristain portait sa lanterne au ras de terre et en projetait la lueur sur les tombes :

– Si c’est la femme que je crois, il faudra bien que lord Palmure devienne, entre mes mains, un instrument docile, et je combattrai miss Ellen à armes égales.

Après quelques minutes de recherche, le sacristain s’arrêta :

– Ce doit être là, dit-il.

L’homme gris prit la lanterne des mains du sacristain et l’approcha d’une pierre étroite et haute, sur laquelle on avait gravé ces mots :

ICI REPOSE
DICK HARRISSON
MORT D’AMOUR À L’ÂGE DE VINGT ANS.

– Et c’est sur cette tombe que vient s’agenouiller cette femme ? dit l’homme gris.

– Oui, monsieur.

L’inscription tumulaire ne portait aucune date. Cependant la pierre n’était pas encore couverte de cette mousse grisâtre dont le temps tisse la livrée des tombeaux.

– Depuis quand cette tombe est-elle creusée ? demanda l’homme gris.

– Comment voulez-vous que je le sache, monsieur ? répondit le sacristain. On enterre ici tous les dimanches plusieurs personnes à la fois. Bien que ce champ de repos ne renferme que des catholiques, tous ne sont pas de notre paroisse.

Il y a des paroisses dans Londres qui n’ont pas d’église de notre culte, il y en a même beaucoup. Il advient donc que le dimanche, de très-grand matin, il nous arrive jusqu’à dix et quinze cercueils de différents points de la ville, accompagnés d’un prêtre, sous les yeux duquel on leur donne la sépulture.

Et puis, voyez-vous, je suis vieux et je n’ai pas beaucoup de mémoire.

Ensuite, l’administration du cimetière, bien qu’il touche à l’église, ne me regarde pas. Cela fait que je ne m’en occupe guère autrement que pour ouvrir la grille, chaque matin, quand j’ai sonné l’Angelus.

Cependant, la ténacité, la régularité de cette femme m’a frappé, et j’en ai parlé à l’abbé Samuel, lorsqu’il est venu hier.

– C’est bien, mon ami, dit l’homme gris, je sais ce que je voulais savoir.

Et il fit un pas de retraite.

Mais, au lieu de se diriger vers la grille du cimetière, il reprit le chemin de la petite porte qui donnait accès dans l’église, au grand étonnement du vieillard, qui lui dit :

– Est-ce que vous voulez revoir la personne que vous m’avez amenée ?

– Non, dit l’homme gris.

Et il entra dans l’église.

– Mon ami, dit-il alors, je désire attendre ici l’heure où cette femme vient.

Il se dirigea vers le confessionnal qui se trouvait au milieu de l’église, y entra, s’enveloppa dans son manteau, et y chercha la position la plus commode pour dormir.

Le sacristain savait qu’il avait affaire à un homme tout-puissant dans ce parti mystérieux à la tête duquel était l’abbé Samuel.

Il s’inclina donc, se bornant à dire :

– Devrai-je vous éveiller ?

– Oui, quand vous sonnerez l’Angelus.

L’homme gris se couvrit la tête d’un pan de son manteau.

Le sacristain s’en alla après avoir fermé soigneusement les portes de l’église.

Plusieurs heures s’écoulèrent, et la nuit tout entière.

Les gens qui passaient au dehors et regardaient l’église Saint-George, ne se fussent guère doutés qu’elle abritait quatre personnes, tant elle fut silencieuse jusqu’au matin.

L’homme gris dormait.

Enfin une lueur brilla dans le fond du chœur et vint frapper la grille de bois du confessionnal.

L’homme gris s’éveilla.

Il vit le vieillard, la lanterne à la main, sortant de la sacristie, où il avait passé la nuit sur une chaise, se diriger vers la porte du clocher.

Une seconde après, l’Angelus tinta.

Alors le sacristain se dirigea vers le confessionnal pour éveiller l’homme gris.

Mais celui-ci en sortit et vint à sa rencontre.

– Je vous ai entendu, lui dit-il. Allez ouvrir la grille du cimetière. Je vous suis.

Ils sortirent de nouveau par la petite porte du chœur.

Il était nuit encore, mais quelques rayons blafards glissaient à travers le brouillard toujours épais.

L’homme gris se dirigea vers cette tombe qu’il avait remarquée la veille au soir, puis, après l’avoir reconnue, il s’en éloigna de quelques pas et se dissimula derrière un monument plus élevé.

À peine le sacristain, après avoir ouvert la grille, était-il entré dans l’église, qu’un bruit léger se fit entendre.

En même temps, l’homme gris vit une forme noire qui s’avançait au milieu des tombes.

Oh ! elle ne chercha point son chemin, elle n’hésita pas une seconde.

Elle vint droit à cette pierre qui recouvrait le corps du pauvre enfant mort d’amour et s’y prosterna.

Immobile à deux pas de distance, l’homme gris entendit alors des sanglots et des paroles entrecoupées.

La femme voilée et vêtue de noire disait :

– Mon fils, mon enfant…, mon bien-aimé Dick, c’est donc vrai que les morts ne reviennent pas… et que jamais plus ils ne se manifestent à ceux qui les ont tant aimés… Dick, mon enfant, ne m’entends-tu donc pas ?

Et la malheureuse femme se frappait la poitrine et sanglotait à fendre l’âme.

Elle appela longtemps son fils qui ne lui répondait pas ; elle pria et pleura longtemps.

Puis tout à coup, elle se leva et eut comme un mouvement d’effroi.

Le jour avait grandi, et de rouge qu’il était pendant la nuit, le brouillard était devenu blanc.

Comme si elle eût craint d’être surprise sur cette tombe, la pauvre mère prit la fuite, après avoir mis un baiser sur cette pierre qui portait le nom de son fils.

Alors, étouffant le bruit de ses pas, l’homme gris se mit à la suivre.

Il franchit après elle la grille du cimetière ; après elle, il se trouva dans la rue.

Elle marchait rapidement, et il avait peine à ne pas la perdre de vue.

Autour de Saint-George, il y a un dédale de petites rues mal bâties, tortueuses et habitées par une population misérable.

La femme voilée entra dans ce labyrinthe et s’arrêta dans Adam’s street.

Il y avait là une maison de chétive apparence, aux murs noircis, avec une porte bâtarde ouvrant sur une allée noire.

Comme elle allait s’y engager, l’homme gris lui mit la main sur l’épaule.

Elle se retourna en étouffant un cri d’effroi.

Mais l’homme gris lui fit un signe, ce signe mystérieux que les Irlandais affiliés au fenianisme connaissent tous.

Et le cri prêt à s’échapper de sa gorge y rentra, et elle regarda cet inconnu au travers de son voile épais, avec une indicible anxiété.

– Vous êtes la mère de Dick Harrisson ? lui dit-il.

– Oh ! répondit-elle, ne prononcez pas ce nom, monsieur, ne le prononcez pas… par pitié !…

– J’étais son ami, dit l’homme gris.

– Vous ?

Et elle le regarda avec un redoublement d’angoisse.

– Et vous êtes sa mère, ajouta-t-il.

– Monsieur… par pitié… ne le dites pas… si vous saviez combien je suis persécutée… On me croit morte, moi aussi !…

– Ah ! fit l’homme gris.

– Je n’ai plus qu’une joie en ce monde, poursuivit-elle d’une voix mouillée de larmes, celle d’aller chaque matin prier sur sa tombe… Eh bien ! si ceux qui ont causé sa mort savaient que j’existe, ils me retireraient ce dernier bonheur.

– Ils eussent pu le faire hier encore, dit l’homme gris ; ils ne le pourraient plus aujourd’hui.

– Pourquoi ? demanda la pauvre mère avec un accent hébété.

– Parce que je vous protège, répondit l’homme gris, que j’étais l’ami de votre fils, que je suis l’ennemi mortel de miss Ellen Palmure, pour laquelle le malheureux enfant s’est donné la mort.

Cette fois, la pauvre mère jeta un cri.

– Chez vous… entrons chez vous, dit encore l’homme gris ; car, pour le venger, il me faut tout savoir !

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