XXI

L’homme gris avait pris la main de la pauvre mère, et il la magnétisait, pour ainsi dire, de son regard pénétrant et dominateur.

– Allons chez vous, répéta-t-il.

Elle ne résista point à cette injonction ; elle le conduisit au fond de l’allée noire, lui fit monter le petit escalier tournant à marches usées, arriva au second étage et tira une clef de sa poche. Puis elle ouvrit une porte, et l’homme gris se trouva au seuil d’une chambre assez propre, quoique misérablement meublée.

Dans le fond de cette chambre, il y avait une autre porte, et la pauvre mère, étendant la main vers elle, dit :

– C’est là qu’il est mort !…

Elle se laissa tomber sur une chaise et regarda de nouveau l’homme gris.

– Ainsi, dit-elle, vous avez connu mon Dick ?

– Oui.

– Vous étiez son ami ?

– Oui, dit encore l’homme gris.

– Où donc l’aviez-vous rencontré ?

– Au public-house de White-Hall.

– Je ne sais pas quel est l’endroit dont vous parlez, répondit-elle, mais je sais que mon Dick, depuis longtemps, sortait beaucoup le soir. Où allait-il ? hélas ! il ne me le disait pas. Il y avait près d’un an que le pauvre enfant était comme fou…

– J’ai quitté Londres, poursuivit l’homme gris. Quand j’y suis revenu, votre fils était mort. On me l’a appris au public-house dont je vous parle, et on m’a dit qu’il était mort d’amour. Comment ? je l’ignore, et il faut pourtant que je le sache.

Il parlait d’une voix grave et pleine d’autorité qui impressionnait vivement la pauvre femme.

Évidemment, en parlant ainsi, il disait vrai, il avait très-certainement rencontré Dick Harrisson au public-house de White-Hall, en face de l’amirauté et d’une des entrées de Hyde-Park. La femme vêtue de noir avait relevé son voile.

L’homme gris vit alors une personne encore jeune, bien que le chagrin eût creusé sur son visage, qui avait dû être fort beau, des rides précoces, et blanchi ses abondants cheveux, autrefois d’un blond cendré.

– Je vais tout vous dire, dit-elle, car j’ai beau me réfugier dans l’amour de Dieu qui ordonne le pardon des injures, une voix secrète s’élève sans cesse au fond de mon cœur et me crie que la mort de mon enfant ne peut rester impunie.

– Parlez, dit l’homme gris, en lui prenant la main, je vous écoute.

Alors elle lui fit le récit suivant :

– « Je suis Irlandaise, mon mari était Anglais. Soldat de marine, il s’était épris de moi, pendant un séjour que fit son navire dans la rade de Cork, et malgré la différence de religion qui existait entre nous, il m’épousa.

Je le suivis à Londres ; il espérait quitter le service de mer et obtenir un petit emploi dans les bureaux de l’amirauté.

Ses démarches et celles de ceux de ses chefs, qui s’intéressaient à lui, demeurèrent infructueuses.

Un an après notre mariage, il fut obligé de prendre la mer et me laissa à Londres, où je devins mère quelques jours après son départ.

Depuis lors je ne l’ai plus revu.

Le navire qu’il montait fit naufrage et se perdit corps et biens.

On me fit une petite pension.

D’abord, je songeai à retourner en Irlande, où j’avais encore des parents, mais l’avenir de mon enfant me fit renoncer à ce projet.

J’entrai comme dame de confiance dans une maison de commerce.

Ce que je gagnais, réuni à ma pension, me permit d’élever mon fils et de lui donner de l’éducation.

À seize ans, il avait acquis une instruction suffisante pour entrer dans une maison de banque et y toucher cent livres d’appointement.

Alors le cher enfant me dit !

« – Je ne veux plus que tu travailles, mère, c’est à mon tour. »

Nous vînmes nous établir ici, dans cette maison, parce que nous connaissions M. Colcram, le propriétaire, qui avait également servi dans la marine et était un ami de mon mari.

Ah ! cela n’a duré que deux années, mais pendant ces deux années, monsieur, j’ai été la plus heureuse des femmes.

Mon Dick était laborieux, rangé, affectueux ; il ne vivait que pour moi et l’avenir était gros d’espérances pour nous deux.

Hélas ! le vent de la fatalité devait souffler bientôt sur nous.

Un soir, M. Colcram, notre logeur, – il crut bien faire, le pauvre homme, – vint nous voir tout joyeux, et dit à mon fils :

– La maison que je tiens à bail est située sur la terre d’un des plus nobles lords d’Angleterre, et j’ai quelquefois affaire à lui, il cherche un secrétaire, et je lui ai parlé de toi : veux-tu que je te présente ? Tu auras des appointements doubles, pour le moins, de ceux que tu touches dans ta maison de banque de la cité.

Pouvions-nous résister à une offre semblable ?

Le lendemain, M. Colcram conduisit Dick chez le lord.

Celui-ci le trouva intelligent, modeste et doux, et agréa ses services.

M. Colcram avait dit la vérité, le noble lord fixa les appointements de Dick à deux cents livres, et il se trouva que mon cher enfant avait beaucoup moins de besogne que dans la maison de banque d’où il sortait.

Chaque matin, il allait chez le lord, qui habitait dans Chester street, écrivait sous sa dictée, dépouillait sa correspondance, et il était libre à quatre ou cinq heures de l’après-midi.

Le cher enfant passait toutes ses soirées avec moi et nous caressions le projet de faire des économies suffisantes pour aller au printemps suivant voir ma chère Irlande, dont le souvenir était toujours vivant au fond de mon cœur.

Deux mois s’écoulèrent. Une mère est clairvoyante, monsieur, elle a l’habitude de lire dans l’âme de son fils, et cependant je ne m’étais pas aperçue d’un changement presque subit qui s’était opéré chez mon enfant.

Depuis qu’il était chez le lord, il apportait à sa toilette, jusque-là simple et presque négligée, un soin minutieux.

Peu à peu, sa gaieté naturelle fit place à une vague mélancolie qui dégénérait parfois en tristesse ou à laquelle succédait quelquefois une sorte de joie fiévreuse.

Mon Dick avait un amour au cœur.

Amour sans espérance d’abord et presque inavoué à lui-même ; amour violent ensuite et tout à coup rempli d’illusions.

Vers la Christmas, il me dit que lord Palmure, – c’est bien le nom que vous avez prononcé tout à l’heure, – était accablé d’affaires par suite de l’ouverture du parlement, et qu’il serait obligé d’aller travailler avec lui, le soir ; je le crus.

Pendant deux mois encore, il sortit chaque soir après notre souper, pour ne rentrer que fort avant dans la nuit, et dès lors sa vie me parut mystérieuse et tourmentée.

Tantôt il avait l’espérance et le bonheur dans les yeux, tantôt il paraissait livré au plus profond désespoir.

Il demeura longtemps muet à toutes mes questions.

Enfin, un soir, il me prit dans ses bras et me dit :

– J’aime la fille de lord Palmure.

– Malheureux ! m’écriai-je.

– Et j’en suis aimé, ajouta-t-il.

Je me mis à fondre en larmes, je le suppliai de songer à notre humble condition, à la distance qui nous séparait de la noble demoiselle ; je l’engageai à remercier lord Palmure, à retourner dans la cité où il trouverait facilement un emploi.

– Miss Ellen et moi, me dit-il, nous nous aimons, et elle sera ma femme.

Le mal était déjà sans remède, et le pauvre enfant était fou.

Que s’est-il passé dès lors ? Par quelles tortures sans nom cette femme a-t-elle brisé le cœur de mon malheureux fils ? Hélas ! je l’ignore, monsieur.

Mais bientôt sa vie devint un supplice ; il était devenu insensible à mes caresses, et il parlait de mourir.

Un jour, il se sentit si faible qu’il ne put quitter le lit. Il eut la fièvre pendant une semaine, une fièvre pleine de délire et de rage, pendant laquelle le nom de miss Ellen était sans cesse sur ses lèvres.

Je ne le quittais ni jour ni nuit. Enfin, le dimanche, la fièvre se calma, le délire disparut, et il me sembla plus calme.

Ah ! monsieur, la fatalité était sur nous. J’eus la funeste pensée de m’absenter une heure, pour aller à Saint-George entendre la messe et prier Dieu pour mon enfant.

Quand je revins, il était si pâle que je jetai un cri d’épouvante.

– Mère, me dit-il, pardonne-moi… je suis un fils ingrat… car je t’ai oubliée, pour ne songer qu’à ma propre douleur… Je suis un pauvre fou qui va mourir…

Je jetai un nouveau cri, un cri d’épouvante et d’horreur ! car il avait soulevé la courtine qui le couvrait, et je vis son lit plein de sang !…

Ici la malheureuse mère s’interrompit et fondit en larmes.

L’homme gris lui prit la main et lui dit d’une voix émue et grave :

– Continuez, madame, il faut que je sache tout.

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