La lanterne éteinte, l’homme gris et Shoking se trouvèrent dans la plus complète obscurité.
Les dents de Shoking s’entre-choquaient, et l’homme gris comprit qu’il était en proie à une de ces terreurs superstitieuses que le raisonnement ne peut arriver à dominer.
Il s’arrêta dans sa funèbre besogne, laissa sa bêche sur le tertre entamé, à force de tâtonner retrouva sa lanterne, et dit alors à Shoking :
– Viens, tu finirais par me trahir… triple poltron que tu es !
Comme Shoking chancelait, il le prit dans ses bras et l’emporta.
– Pardonnez-moi… pardonnez-moi, balbutiait Shoking… c’est plus fort que moi… mais c’est le bruit de la bêche sur ce cercueil… oh ! ce bruit.
Au lieu de retourner vers l’église, l’homme gris se dirigea au contraire vers la grille qui était entr’ouverte.
Cette grille franchie, Shoking respira plus à l’aise.
Alors l’homme gris le remit sur ses pieds.
– Voyons, dit-il, as-tu toujours peur ?
L’accès de terreur était passé. Shoking prit la main de l’homme gris et la porta à ses lèvres :
– Pardonnez-moi ! répéta-t-il. C’est la première fois que je vous fais défaut, maître, ce sera la dernière.
Autour du cimetière, il y a une sorte de square, et dans ce square des bancs.
L’homme gris fit asseoir Shoking sur l’un d’eux et lui dit encore :
– Auras-tu peur ici ?
– Oh ! non.
– Si tu voyais venir quelqu’un, si tu entendais du bruit, serais-tu assez maître de toi pour me donner un signal ?
– Oui, je vous le jure.
– Eh bien ! reste.
– Je donnerai un coup de sifflet.
– Non, dit l’homme gris, mais tu te mettras à chanter le Rule britannia.
– Parfait, dit Shoking, qui commençait à avoir honte de sa peur.
– Je vais faire la besogne tout seul, dit l’homme gris.
Comme il allait s’éloigner, Shoking le retint :
– Maître, dit-il, est-ce que vous me ferez porter le cadavre ?
À cette question l’homme gris tressaillit.
– Au fait, dit-il, si tu as peur, c’est un peu ma faute, j’aurais dû te dire tout d’abord ce dont il s’agissait. Écoute-moi donc bien et achève de te rassurer. Je ne veux pas emporter le cadavre.
– Ah ! dit Shoking avec un redoublement d’étonnement.
– Je ne suis pas un Burker, continua l’homme gris, et je ne vends pas des morts aux amphithéâtres de dissection.
– Mais alors ?
– Alors j’ai besoin d’ouvrir la bière, de prendre dedans des papiers importants pour notre cause, voilà tout.
As-tu toujours peur ?
– Non, dit Shoking, et je suis prêt à vous suivre de nouveau dans le cimetière.
– Oh ! répondit l’homme gris, j’aime autant que tu restes ici.
Et il retourna dans le cimetière, et, à l’aide d’un briquet, ralluma sa lanterne.
Un silence profond régnait autour de l’église.
L’homme gris, arrivé sur la tombe, mit sa lanterne au ton vert, la posa à terre et se mit à la besogne.
À Londres les fosses sont peu profondes ; cela tient à ce que, de siècle en siècle, on a superposé des couches de cadavres, ne pouvant agrandir les cimetières.
Il n’y avait donc pas un pied de terre sur la bière de Dick Harrisson, et l’homme gris eut bientôt mis le cercueil à découvert.
Alors, l’espace d’une seconde, il fit passer sa lanterne au feu blanc, qui seul pouvait lui donner assez de clarté pour ce qu’il voulait voir.
La bière était-elle clouée ou fermée par des vis ?
Dans le premier cas, il allait être obligé de se servir d’un marteau et de faire un peu de bruit.
Il lui faudrait peut-être même briser le couvercle de la bière.
Mais la vive clarté qui s’échappa de la lanterne lui permit de se rassurer sur-le-champ.
La bière était garnie de quatre vis qui assujettissaient le couvercle.
Dès lors la besogne était facile, et la lanterne repassa au feu vert.
Il prit dans le sac de toile un petit outil avec lequel il se mit à dévisser le couvercle.
Ce fut l’affaire de quelques minutes.
En ce moment une voix traversa l’espace.
L’homme gris reconnut la voix de Shoking qui entonnait le Rule britannia.
En même temps un bruit de pas retentit dans le lointain.
L’homme gris se mit à agiter sa lanterne en tous sens.
Tantôt elle montait dans l’air, tantôt elle rasait le sol comme un feu follet, tantôt encore elle avait l’air d’une étoile filante qui traverse l’espace.
Les pas que l’homme gris avait entendus, s’éloignèrent alors précipitamment, et Shoking cessa de chanter.
Deux hommes du peuple qui sortaient de quelque public-house avaient vu le feu vert, et persuadés que c’était une âme en peine, ils avaient pris la fuite.
Le danger était passé et l’homme gris se remit l’œuvre.
Il enleva le couvercle. Alors le pauvre mort lui apparut enveloppé dans son suaire.
Où étaient les papiers ?
L’homme gris hésitait à toucher le cadavre de ses mains et à le soulever, non par peur, mais par un sentiment de respect facile à comprendre. Il se décida donc à démasquer une seconde fois sa flamme blanche, en approchant la lanterne de la bière, dans laquelle elle projeta sur-le-champ une vive clarté.
Une grosse enveloppe de papier gris était placée entre la tête du mort et la paroi supérieure de la bière.
L’homme gris la prit et la tira à lui avec tant de précaution, que la tête du mort ne remua pas.
La profanation n’avait pas eu lieu, et le sommeil du mort n’avait point été troublé.
– Adieu, mon pauvre Dick, dit alors l’homme gris, dors en paix, tu seras vengé !
Et il replaça le couvercle, après avoir de nouveau fait succéder le ton vert à la flamme blanche.
Le couvercle revissé, il refoula la terre sur la tombe et la bière eut bientôt disparu sous elle.
L’homme gris éteignit sa lanterne, glissa l’enveloppe dans sa poche, emporta le sac d’outils, et se dirigea vers l’église.
Le sacristain l’attendait dans le chœur.
– L’enfant est-il éveillé ? demanda-t-il.
– Oui, répondit le sacristain.
– Allez prévenir la mère qu’elle peut descendre.
Le sacristain se dirigea vers l’escalier du clocher, laissant l’homme gris perdu dans les ténèbres du chœur.
Quelques minutes après, il reparut suivi de l’Irlandaise qui tenait son enfant par la main.
Ralph reconnut l’homme gris et lui tendit les bras.
– Viens, mon enfant, dit celui-ci.
Et il ajouta en regardant la mère :
– Je vais le porter.
Il le prit dans ses bras, en effet, franchit de nouveau la porte du chœur, et, suivi de l’Irlandaise, il traversa le cimetière.
Shoking attendait toujours à la même place.
– Maintenant, lui dit l’homme gris, il s’agit de trouver un cab et de filer à Hampsteadt.
Et, tandis qu’ils s’éloignaient, le vieux sacristain, fidèle aux ordres qu’il avait reçus, traversa le cimetière à son tour, et vint fermer la grille.
FIN DU DEUXIÈME VOLUME