Le pont de Waterloo traversé, l’homme gris et Shoking se trouvèrent dans cette partie de Londres située sur la rive droite qu’on appelle le Southwark.
De là à Saint-George, le trajet était court.
Néanmoins l’homme gris évita les rues larges et les voies fréquentées, et se dirigea vers la cathédrale catholique par ces petites ruelles dans lesquelles, la nuit précédente, il avait suivi la mère du pauvre garçon mort d’amour.
Le brouillard s’épaississait selon l’ordinaire.
C’est entre neuf heures du soir et deux heures du matin qu’il atteint, sur les deux rives de la Tamise, sa plus extrême densité.
L’église en était enveloppée, et à peine son clocher parvenait-il à déchirer cette enveloppe de brumes.
Cependant une lumière tremblottait dans le clocher et ressemblait à la lueur d’un cigare, tant elle était faible et sans rayons.
– Le sacristain nous attend, dit l’homme gris.
Et il contourna le mur du cimetière pour arriver jusqu’à la grille.
La grille était tout contre, pour nous servir d’une expression familière que tout le monde comprend.
Shoking la poussa et elle tourna sans bruit sur ses gonds.
Quand ils furent dans le cimetière, l’homme gris dit à Shoking :
– Donne-moi la main ; tu pourrais te heurter à quelque tombe. Moi, je connais le chemin.
– Brrr ! fit Shoking, si on m’avait dit, il y a huit jours, que je me promènerais la nuit dans un cimetière, je n’aurais pas voulu le croire. Je n’ai pas peur des morts, précisément, mais je préférerais le gazon de Hyde-Park.
– Gentleman ! fit l’homme gris d’un ton moqueur.
– C’est que, voyez-vous, continua Shoking, on a beau dire, mais les morts ne peuvent pas être contents.
L’homme gris ne répondit pas.
Mais il continua son chemin, traînant toujours à sa suite Shoking, qui avait le frisson et sentait ses cheveux se hérisser.
Ils arrivèrent ainsi à la porte percée derrière le chœur.
L’homme gris n’eut qu’à frapper trois coups, et elle s’ouvrit presque aussitôt.
Le vieux sacristain apparut, son surplis blanc sur les épaules et sa lampe à la main.
– Tout va bien ? lui demanda l’homme gris.
– Oui, votre Honneur. La mère et l’enfant sont toujours là-haut.
– Et ils m’attendent ?
– Sans doute. L’abbé Samuel est venu ce soir.
– Ah !
– Il les a vus et il m’a dit que je pouvais vous obéir aveuglément.
– Il a eu raison, dit l’homme gris en pénétrant dans l’église.
– Aussi vous obéirai-je, ajouta le sacristain.
– Quoi que je fasse ou dise ?
– Sans doute, puisque l’abbé Samuel le veut. Nous brûlerions l’église, s’il nous le commandait.
L’homme gris se tourna vers Shoking.
– Attends-moi ici, sur ce banc, dit-il.
– Où donc allez-vous ?
– Dans le clocher.
Et il se dirigea vers la porte de l’escalier en colimaçon qui conduisait au logis du sacristain.
Ce dernier suivait l’homme gris, qui lui dit encore.
– L’Irlandaise est-elle couchée ?
– Elle, non, mais son fils dort.
– Je n’ai affaire qu’à elle.
Et il monta sans bruit, probablement pour ne pas troubler le repos de l’enfant.
Que se passa-t-il entre l’Irlandaise et lui ?
Shoking ne le sut pas.
Mais il attendit près d’une heure, tremblant de tous ses membres et n’osant parler au sacristain, tant le bruit de sa voix, que répercutaient les échos de l’église, l’effrayait.
– Je n’ai pas peur des vivants, pensait-il, non bien sûr. Shoking est brave autant qu’il est gentleman, chacun sait ça, mais j’ai peur des morts… Oh ! mais peur !…
Le pauvre diable, malgré sa confiance aveugle dans l’homme gris, regrettait en ce moment les mauvais jours passés et se disait encore :
– J’aimerais bien mieux être couché le ventre vide sous les voûtes d’Adelphi.
Enfin, l’homme gris revint.
– As-tu ton sac ? dit-il à Shoking.
– Le voilà.
– En route, alors…
– Mais, dit Shoking, c’est donc sérieux ?
– Quoi donc ?
– Que nous allons déterrer un mort ?
– Oui.
À son tour, le vieux sacristain eut un geste d’étonnement.
– L’abbé Samuel ne vous a-t-il pas dit de m’obéir, fit l’homme gris.
– Oui, Votre Honneur.
– Eh bien ! écoutez mes recommandations. À quelle heure ouvrez-vous la grille du cimetière ?
– Aussitôt que j’ai sonné l’Angelus.
– Par conséquent, une heure avant le jour.
– À peu près.
– Nous nous en irons cette nuit, et nous emmènerons avec nous l’Irlandaise et son fils.
– Ah ! fit le sacristain.
– Quand nous serons partis, vous fermerez la grille.
– Bien.
– Et vous irez vous coucher, et vous attendrez, pour l’ouvrir, que le jour soit venu tout grand. Comprenez-vous pourquoi ?
– Non.
– C’est à la seule fin que la pauvre femme vêtue de deuil qui vient tous les matins avant le jour prier sur une tombe, ne puisse venir demain.
– C’est donc cette tombe ?…
– Celle-là même ; mais, dit encore l’homme gris, rassurez-vous, nous n’emporterons ni le corps ni le cercueil. Demain vous irez chercher le fossoyeur et vous lui ferez remettre du gazon sur la tombe de façon que la pauvre femme ne s’aperçoive de rien.
Alors l’homme gris tira sa lanterne et l’alluma à la lampe du sacristain.
Puis il fit jouer le ressort de façon à masquer trois des faces et à ne laisser découverte que la quatrième, qui se mit aussitôt à répandre un feu verdâtre autour d’elle.
– Viens, dit-il encore à Shoking.
Celui-ci chancelait en marchant.
Lorsqu’ils furent revenus dans le cimetière, la promenade à travers les tombes recommença.
L’homme gris agitait sa lanterne, tantôt l’élevant à la hauteur de sa tête, tantôt l’abaissant vers le sol, pour lui donner l’apparence d’un véritable feu follet.
Quelquefois il l’approchait d’une pierre tumulaire, regardait l’inscription et disait :
– Ce n’est pas ici…
Enfin il trouva la tombe de Dick Harrisson.
Alors, comme Shoking tremblait toujours, il lui dit :
– Tiens-moi la lanterne et donne-moi le sac.
Il l’ouvrit, y prit la bêche, s’agenouilla sur le gazon et se mit à creuser lentement.
De temps en temps il interrompait sa besogne pour reprendre la lanterne dont il changeait la flamme.
Enfin la bêche rendit un son mat.
Elle venait de heurter le cercueil…
Alors Shoking sentit une sueur glacée perler à son front, la lanterne lui échappa des mains et s’éteignit.