II

Il n’y a pas de fortifications à Londres comme à Paris, pas de portes, pas de grilles affectées à l’octroi.

L’octroi n’existe pas.

Londres ne finit pas, comme disent les gens du peuple. À part la cité proprement dite, tout le reste est ce qu’on appelle l’agglomération.

Cela explique comment le petit Irlandais avait quitté Hampsteadt et était revenu dans Londres sans s’en douter.

Après avoir erré dans Kings street, il avait fini par tomber dans Niegh street, et c’était sous le porche d’une maison de Gloucester place que l’Irlandaise Suzannah l’avait trouvé.

Il fit bien un peu de résistance, tout d’abord ; mais la jeune femme le regardait avec des yeux si doux, elle lui parlait d’un ton si affectueux, qu’il finit par céder.

– Vrai, dit-il ? vous êtes Irlandaise ?

– Je suis née à Cork, mon mignon.

– Et vous m’aiderez à retrouver ma mère ?

– Si elle est Irlandaise, ce sera facile…

– Ah ! fit-il en la regardant encore.

Elle eut un sourire triste.

– Tous les Irlandais sont malheureux, dit-elle, et, même à Londres, tous les malheureux se connaissent.

– Bien sûr, madame, vous ne me trompez pas ?

– Non, mon enfant.

Et elle l’embrassa ; puis elle lui dit encore :

– Mais où demeure-t-elle, ta mère ? dans quelle rue ?

L’enfant n’avait retenu qu’un nom Saint-Gilles.

– Ce n’est pas une rue, dit-elle, c’est une église.

– C’est toujours par là, dit Ralph.

– Eh bien ! nous irons à Saint-Gilles ; si tu cherches ta mère, dit-elle, il est probable que ta mère te cherche aussi.

Cette pensée illumina l’esprit de l’enfant.

– Oh ! oui, dit-il.

– Et, poursuivit Suzannah, elle ira demain à Saint-Gilles.

– Demain ? fit l’enfant, pourquoi pas ce soir ?

– Mais, mon mignon, dit Suzannah, parce que les églises sont fermées à cette heure.

Les enfants raisonnent avec une logique rigoureuse, ce que lui disait cette femme lui parut juste.

Il essuya ses larmes, mais il poussa un profond soupir en murmurant :

– Demain… comme c’est long !

– Mais non, dit-elle en souriant, tu ne sais donc pas qu’il est minuit ?

Tout en parlant, ils avaient fait un bout de chemin, se dirigeant toujours vers le Sud.

Les rues devenaient plus éclairées, plus bruyantes.

Dans certains quartiers excentriques, Londres est plus animé la nuit que le jour.

Suzannah marchait doucement pour ménager les petites jambes de Ralph.

Arrivée devant un marchand de comestibles, elle lui dit :

– As-tu faim ? veux-tu manger ?

– Non, dit l’enfant.

Ils continuèrent leur route.

Ils étaient maintenant dans une large rue qu’on nomme Graysam road.

La foule nocturne devenait plus compacte.

Plusieurs hommes abordèrent Suzannah et lui tinrent des propos que l’enfant ne comprit pas.

Elle les repoussa.

Un autre lui dit :

– Tu fais bien la fière, aujourd’hui.

Suzannah répondit :

– Aujourd’hui je suis mère de famille.

Et elle continua son chemin.

Quelques pas plus loin, elle fut abordée par un autre, un homme d’assez mauvaise mine, qui l’appela par son nom.

– Quoi de nouveau, Suzannah ? lui dit-il.

– Rien.

– Comment va Bulton ?

– Je ne sais pas… voici deux jours que je ne l’ai vu, dit-elle.

Et sa voix subit une légère altération.

– Serait-il bloqué ?

– Je ne sais pas… mais j’en tremble.

– Tiens ! qu’est-ce que ce mioche ?

– Un pauvre enfant perdu qui pleurait sous une porte.

L’homme regarda Ralph, et Ralph éprouva un sentiment de répulsion instinctive.

– Il est gentil, dit cet homme, une jolie graine de pick-pocket.

– Merci, dit Suzannah ; j’espère bien que ça ne lui arrivera pas.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que demain je le ramènerai à sa mère.

L’homme haussa les épaules.

– Tu serais joliment battue, si Bulton t’entendait parler comme ça, dit-il. Bonsoir, Suzannah.

– Bonsoir, Craven.

– Oh ! madame, dit Ralph, comme ils s’éloignaient, quel vilain homme ! et comme il a l’air méchant !

Suzannah ne lui répondit pas.

Ils marchèrent encore et arrivèrent ainsi au bout de Graysiens lane, qui est perpendiculaire à une autre grande artère appelée Holborne, qui n’est elle-même que la continuation d’Oxford street.

Là, Suzannah s’arrêta un moment.

Elle paraissait inquiète et jetait autour d’elle des regards furtifs.

On eût dit qu’elle cherchait quelqu’un.

Enfin un homme, qu’elle reconnut sans doute, vint à passer.

Suzannah, tenant toujours l’enfant par la main, s’avança vivement vers lui.

– Tiens, dit celui-ci en s’arrêtant, c’est toi, Suzannah ?

– Oui. As-tu vu Bulton ? Voici trois jours et trois nuits que je suis sans nouvelles.

– Il a nourri une bonne affaire, et je crois que c’est pour cette nuit.

– Ah ! dit la jeune femme. Alors il n’est pas pris ?

– Il ne l’était pas ce matin, toujours.

Suzannah respira.

– Merci, William, dit-elle. Bonsoir !

– Tu rentres ?

– Oui.

– Les affaires sont-elles bonnes ?

– Comme ça, dit Suzannah. Les gentlemen font coudre leurs poches maintenant.

– Tiens, tu as donc un mioche, à présent ?

– C’est un petit Irlandais qui ne sait où coucher. Je l’emmène chez moi et je le rendrai demain à sa mère.

Ces derniers mots rassurèrent Ralph.

Il ne résista pas à la douce pression de la main de Suzannah qui continua son chemin en l’entraînant.

Après avoir fait quelques pas dans Holborne, Suzannah prit tout à coup à gauche et entra dans une rue étroite, bordée de misérables maisons et qui était encombrée d’une foule de gens à mine patibulaire.

Mais l’enfant tombait de fatigue et de lassitude et il ne remarqua plus rien à partir de ce moment.

Sa conductrice s’arrêta devant une des plus chétives maisons de la rue, tira une clef de sa poche, ouvrit la porte et l’enfant se vit au seuil d’une allée noire.

– N’aie pas peur, lui dit Suzannah, et viens avec moi.

Au bout de l’allée, ils trouvèrent un escalier, montèrent au second et Suzannah ouvrit une nouvelle porte.

Puis elle se procura de la lumière.

Alors Ralph vit un réduit assez misérable dans lequel il n’y avait que deux chaises et un lit.

Sur une table, il y avait une assiette, couverte encore des débris d’un jambonneau, auprès d’un morceau de pain et d’une carafe dans laquelle se trouvait un reste de bière brune.

– Vrai ? dit Suzannah, tu n’as pas faim.

– Non, madame.

– Veux-tu dormir ?

– Je veux bien, répondit-il, si vous me promettez que demain vous me reconduirez à ma mère.

– Je te le promets.

Alors l’enfant s’étendit de lui-même sur le lit et s’endormit.

Mais si profond que fût son sommeil, il en fut tout à coup tiré par un grand bruit.

Un pas lourd, aviné, s’était fait entendre sur l’escalier, puis la porte s’était ouverte et Suzannah avait jeté un cri de joie.

Alors, à la lueur de la chandelle qui brûlait toujours sur la table, l’enfant éveillé en sursaut vit Suzannah se jeter au cou d’un homme de haute taille portant une barbe épaisse.

– Ah ! te voilà, disait-elle, te voilà, mon bien-aimé ! je t’ai cru mort…

L’homme eut un rire sinistre et embrassa Suzannah.

En même temps, le petit Irlandais se prit à frissonner, car il s’aperçut que cet homme avait les bras nus et que l’un de ses bras était couvert de sang.

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