L’homme aux bras rouges de sang n’avait pas encore aperçu Ralph.
Quant à Suzannah, elle paraissait l’avoir complétement oublié.
L’enfant tout tremblant, n’osait bouger et retenait son haleine.
– Mon Dieu ! disait Suzannah, comme j’ai eu peur pour toi, mon bien-aimé !
Bulton, car c’était bien l’homme dont la jeune femme avait parlé dans la soirée, Bulton s’essuya le front.
– Ah ! dit-il, l’affaire a été rude. Un moment nous avons failli être pincés, et je me suis dit : « Je ne reverrai plus ma petite Suzannah. »
Mais ce n’a été qu’une alerte.
– Et le coup a réussi ?
– Regarde.
En même temps, cet homme tira de sa poche un gros sac, qu’il jeta sur la table et qui s’ouvrit en tombant.
Une profusion de pièces d’or s’en échappa.
– Oh ! que de guinées ! dit Suzannah.
Puis, tout à coup, elle pâlit et étouffa un cri.
– Du sang ! dit-elle, du sang !
– J’en ai plein ma veste et ma chemise, répondit tranquillement Bulton.
– Vous avez assassiné le vieillard, malheureux ! fit Suzannah avec une expression d’horreur.
– Non, dit Bulton. Je t’avais promis de ne pas verser de sang, et quand je promets quelque chose à ma petite Suzannah, je tiens toujours ma parole, sauf le cas de force majeure, bien entendu.
Et Bulton embrassa de nouveau Suzannah.
– Mais quel est donc ce sang ? demanda-t-elle toute frissonnante.
– Voici ce qui s’est passé, répondit Bulton. La maison que nous avons dévalisée est, comme tu le sais, au milieu des champs. Nous avions garrotté le vieux qui y vit seul, après lui avoir mis le bonnet de laine, afin qu’il ne pût pas nous reconnaître. Nous avions trouvé l’or et nous le partagions tranquillement, lorsque nous entendons du bruit.
C’était une ronde de police.
Tandis qu’elle arrivait par la cour, nous avons pris la porte du côté du jardin.
J’ai escaladé le mur le dernier.
En ce moment, je me suis senti saisi par les jambes et il m’a fallu retomber dans le jardin.
Un policeman plus grand et plus fort que les autres avait devancé ses camarades, et il me serrait au cou en criant :
– À moi ! à moi ! j’en tiens un !
Il fallait être pris ou verser du sang. Les autres policemen arrivaient.
Je lui ai planté mon couteau dans la poitrine, il est tombé, et je me suis sauvé.
Ralph, frémissant d’horreur, avait entendu tout cela, mais il ne comprenait que vaguement.
Seulement, l’aspect de Bulton avait quelque chose d’effrayant pour lui.
Cet homme était jeune cependant, et d’une beauté mâle et farouche ; on comprenait qu’il eût subjugué le cœur d’une femme tombée comme l’Irlandaise Suzannah.
Mais, pour cet enfant de dix ans, avec sa barbe inculte, son œil féroce, sa voix retentissante, il était réellement effrayant.
Ralph eut si peur même, qu’il regretta le fouet de Mary l’Écossaise et la maison de mistress Fanoche.
Suzannah regardait Bulton et, tout en le regardant, elle comptait l’or répandu sur la table.
Tout à coup le bandit se retourna, vit l’enfant sur le lit et s’écria :
– Tonnerre ! qu’est-ce que c’est que ça ?
L’épouvante de Ralph était si grande qu’il ferma les yeux et fut assez maître de lui-même pour faire semblant de dormir.
– Ça, dit Suzannah, qui eut tout à coup un accent suppliant, c’est un pauvre enfant que j’ai trouvé dans la rue.
– Ah ! ah !
– Il avait froid, il pleurait…
– Et tu l’as embauché ? ricana Bulton.
– C’est un petit Irlandais, je suis Irlandaise aussi, moi, et j’ai eu pitié de lui.
– En vérité ! tu es une fille de cœur, ma chère, ricana Bulton.
Et il fit un pas vers le lit.
Suzannah le prit par le bras :
– Ne lui fais pas de mal, dit-elle. Vois comme il est gentil… Il dort…
– Il est gentil, en effet, dit le bandit ; et qu’en comptes-tu faire ?
– Je l’emmènerai demain avec moi dans le quartier irlandais, aux environs de Saint-Gilles.
– Bon !
– Et nous tâcherons de retrouver sa mère.
– Ah ! fit encore Bulton.
Suzannah respira. Elle avait craint sans doute d’être battue, car elle sauta de nouveau au cou du bandit et lui dit :
– Oh ! tu es bon ! vois-tu, et je t’aime…
– Mais nous n’allons pas dormir tous les trois dans le même lit, dit Bulton.
– Non, certes, répondit Suzannah ; et il va falloir réveiller le pauvre petit.
Elle s’approcha du lit et toucha Ralph.
Ralph ne dormait pas. Cependant il avait un peu moins peur depuis que Bulton n’avait point paru s’opposer à ce que Suzannah le reconduisit à sa mère.
Il ouvrit les yeux et fit semblant de s’éveiller.
– Ce monsieur que tu vois là, dit Suzannah, est mon mari ; il ne te fera pas de mal ; n’aie pas peur, mon enfant.
Ralph leva ses grands yeux sur Bulton.
– Il est gentil, en effet, ce môme-là, dit le bandit. Et tu veux le reconduire à sa mère ?
– Certainement.
– Nous ferions bien mieux de le garder.
L’enfant frissonna des pieds à la tête.
– Non, non, dit Suzannah avec énergie, il doit être honnête, il ne sera pas dit que ce sera moi qui l’aurai jeté dans la fange où nous sommes.
Bulton eut un éclat de rire.
– Tu es vertueuse ce soir, Suzannah, dit-il.
Elle baissa les yeux et ne répondit pas.
– Pourtant, continua Bulton, ce petit-là pourrait nous rendre de fameux services.
– Jamais ! dit Suzannah.
Une colère subite s’empara du bandit.
– Ah ! tu me résistes ! dit-il.
– Oui, répéta Suzannah.
– Tu me résistes, malheureuse ?
Et il leva la main.
– Bats-moi, dit Suzannah, si cela te plaît, mais je ne veux pas faire de cet enfant un homme comme toi.
Bulton eut un ricanement de bête fauve.
– Par saint George ! dit-il, je crois qu’elle ose me mépriser.
Il se passa alors une chose inattendue.
Comme le bandit allait frapper Suzannah, Ralph, qui se tenait immobile et tremblant au pied du lit, qu’il avait quitté sur un signe de l’Irlandaise, Ralph vint se placer résolument devant elle, et la couvrit de son corps.
Le sang du lion avait parlé ; l’enfant s’était senti subitement le courage d’un homme.
Or, le courage aura toujours une action directe, exercera toujours un prestige instantané sur les natures à demi-sauvages.
En présence de cet enfant qui osait le regarder en face, Bulton se calma tout à coup.
– Par saint George ! exclama-t-il, voilà un hardi petit compagnon ; tu es gentil, mon mignon, et je ne battrai pas Suzannah, puisque tu veux la défendre.
En même temps, il voulut embrasser l’enfant qui recula.
– Il est fier, dit Bulton en riant, c’est bien ça…
Puis il embrassa Suzannah.
La jeune femme le regarda avec cet œil soumis et passionné de la créature qui redoute son maître.
– Tu te fais toujours plus méchant que tu n’es, dit-elle.
– Mon mignon, dit Bulton qui passa ses doigts robustes dans les cheveux blonds de Ralph, nous ferons ce que tu veux et ce que veut Suzannah, nous te ramènerons demain à ta mère.
Et la voix du bandit était devenue presque caressante.
L’enfant le regarda avec défiance.
– Je te le promets, moi, dit Suzannah.
Puis elle retira un matelas de son lit et le porta dans un coin de la chambre.
– Viens te coucher là, dit-elle.
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Quand l’enfant fut endormi, Bulton dit à Suzannah, en lui parlant à l’oreille :
– C’est le diable qui nous envoie cet enfant.
– Que veux-tu dire ? fit-elle.
– Grâce à lui, demain, à pareille heure, nous aurons dix fois plus d’or que tu n’en as eu ce soir.
– Bulton, Bulton, dit Suzannah d’un ton de reproche, je t’ai dit que je ne voulais pas perdre cet enfant…
– Ne te fâche pas, dit le bandit, et écoute-moi… tu verras…
Cette fois, Ralph dormait tout de bon, et le bandit put à loisir faire ses confidences à Suzannah l’Irlandaise.