L’habit gris de notre héros était, à proprement parler, une sorte de houppelande assez large, qui permettait de porter en dessous un autre vêtement.
Dans l’escalier, cette houppelande tomba, lestement détachée par l’homme gris, qui la mit sur son bras en guise de pardessus.
Il se trouva alors vêtu d’un habit noir, cravaté de blanc, et tira de sa poche un petit bâton de constable.
L’institution des constables est purement anglaise.
Dans un pays où on a le plus grand respect de la loi, les hommes considérables se font un mérite et tiennent à honneur de prêter main forte à l’autorité en péril.
Un gentilhomme, un simple gentleman se fait recevoir constable.
Vienne une rixe dans la rue, ou même une émeute ; que les policemen, trop peu nombreux, soient sur le point d’avoir le dessous, on voit sortir des rangs de la foule un homme, ou plusieurs hommes, parfaitement mis, parfaitement élevés, appartenant à la haute classe de la société, qui tirent un petit bâton de leur poche et viennent au secours des policemen.
Ce sont des constables.
L’homme gris, qui logeait dans Pall-Mall et paraissait avoir deux existences, l’une mystérieuse, l’autre en plein soleil, l’homme gris était constable.
Il arriva donc à la porte de Suzannah et se trouva en présence de deux policemen, il leur montra son bâton.
Ceux-ci s’inclinèrent et le laissèrent passer.
Alors cet homme, qui n’avait qu’à paraître pour dominer, entra dans la chambre, fit un signe aux autres policemen, et ceux-ci sortirent, le laissant seul avec Suzannah.
Très-certainement ils le prirent pour un haut employé de la police, chargé d’interroger l’Irlandaise.
Celle-ci le crut également, sans doute, car elle souleva sa tête pâle et tourna ses grands yeux noirs vers lui.
L’homme gris s’approcha du lit et lui dit :
– Suzannah, je viens de la part de votre frère.
Elle tressaillit et le regarda plus attentivement.
– Vous connaissez John ? fit-elle.
– C’est mon ami.
La police emploie souvent des ruses pour arracher des aveux aux prisonniers.
Aussi Suzannah eut-elle un premier mouvement de défiance.
L’homme gris eut un sourire.
– Je suis son ami, dit-il, et je vais vous le prouver.
Alors il se mit à lui parler dans cet idiome des côtes d’Irlande, qui est incompréhensible pour les Anglais.
Et il lui raconta de telles choses sur son enfance et sa jeunesse, à elle, Suzannah, que John Colden seul lui pouvait avoir donné ces détails.
– Oh ! je vous crois, lui dit Suzannah. Que me voulez-vous ? Parlez…
– Au milieu de votre vie aventureuse et souillée, Suzannah, reprit l’homme gris d’une voix grave, vous n’avez pu oublier votre patrie…
– J’aime l’Irlande, répondit-elle, et je donnerais ma vie pour elle.
– Votre frère pense comme vous, Suzannah !
– Oh ! Je le sais, dit-elle. Il est affilié.
– Oui.
– Et… Vous ?…
Elle regarda encore cet homme, qui commençait à exercer sur elle une mystérieuse fascination.
– Moi, dit-il, je suis un de ses chefs, et si je suis venu à vous, Suzannah, c’est que l’Irlande compte sur vous.
– Hélas ! dit-elle, que puis-je faire, moi, la voleuse et la femme perdue, moi qu’on va condamner sans doute à la déportation ?
– Vous ne serez pas condamnée, Suzannah.
– Mon Dieu ! fit-elle.
– Car les fils de l’Irlande ont résolu de vous sauver.
Elle jeta un grand cri.
– Moi ! moi ! fit-elle.
– N’êtes-vous la sœur de John Colden ?
– C’est juste. Et John ?…
– John et ses frères vous sauveront, si vous rendez à l’Irlande le service qu’elle attend de vous.
– Ah ! parlez…
– Vous avez emmené un enfant dans la maison où vous avez été blessée.
Suzannah couvrit son visage de ses deux mains.
– Le pauvre petit, murmura-t-elle, il est mort peut-être… Ah ! c’est Bulton qui l’a voulu.
– Cet enfant n’est pas mort.
– Vrai ?
– Mais il est prisonnier, et demain on vous interrogera sur lui.
– Oh ! dit Suzanne, je dirai la vérité, allez ! je la dirai… il est innocent… nous l’avons trompé… nous lui avons fait un mensonge…
– Voilà précisément ce qu’il ne faut pas dire, Suzannah.
– Comment ?
Et elle le regarda avec étonnement.
– Écoutez-moi, Suzannah, reprit l’homme gris.
Et il se pencha vers elle et lui parla longtemps à l’oreille.
Que lui dit-il ?
Mystère !
Mais quand il eut fini de parler, elle lui dit :
– Je vous comprends à présent, et je vous obéirai.
– Vous me le jurez ?
– Foi d’Irlandaise.
– Je vous crois, dit l’homme gris en se relevant. Adieu, Suzannah, au revoir plutôt, car nous nous reverrons.
– Vrai ? dit-elle, on me sauvera ?
– L’Irlande veille sur ceux qui travaillent pour elle, répondit-il gravement. Patience et courage, que ce soit votre devise, comme c’est la nôtre.
Et il s’en alla, après avoir rappelé les policemen demeurés au dehors.
Dans l’escalier, il reprit sa houppelande grise qu’il avait accrochée à la corde qui servait de rampe.
Puis quand il fut hors de la maison, il se prit à marcher d’un pas rapide, descendit le Brook street et arriva dans Holborne.
Là, un cab l’attendait.
– Où allons-nous ? demanda le cabman.
– Dans Haymarket, répondit l’homme gris.
Le cab partit avec la rapidité de l’éclair et quelques minutes après, il s’arrêta au coin de Haymarket et de Piccadilly.
Là, il y avait un homme assis auprès de la marchande de gin qui stationne en plein vent sous un large parapluie jaune.
Cet homme se leva et s’approcha du cab.
C’était Shoking.
– Où est l’abbé Samuel ? lui demanda l’homme gris.
– Chez lui.
– Et l’Irlandaise ?
– Avec le prêtre.
– Et l’Américain ?
– Avec eux.
– C’est bien. Va chez l’abbé Samuel et dis-lui que nous tiendrons conseil à deux heures du matin.
– Rapport au petit, n’est-ce pas ?
– Oui, dit l’homme gris.
– Oh ! dit Shoking, qui sans doute avait revu l’homme gris, depuis que celui-ci l’avait quitté, le matin, pour aller à Kilburn, maintenant que nous savons où il est, c’est comme si nous l’avions, n’est-ce pas ?
– Pas tout à fait, répondit l’homme gris, mais nous y arriverons.
Et il cria au cocher :
– Chester street, Belgrave square !
Puis, tandis que le cab descendait Haymarket, il regarda l’heure à sa montre.
– Minuit moins cinq, dit-il ; je suis tout à fait dans les désirs de miss Ellen ; la noble fille de lord Palmure me tiendra pour un parfait gentleman.