XXI

L’homme gris avait repris ce costume que les habitués du Black-Horse, la taverne où trônait mistress Brandy, connaissaient si bien.

Jack, dit l’Oiseau-Bleu, était le seul parmi les voleurs qui le connût.

Mais, bien qu’il eût perdu son procès dans l’affaire Suzannah, Jack jouissait d’une grande considération parmi les voleurs, et lorsqu’il eut répondu de l’homme gris comme de lui-même, celui-ci put, à son aise, s’avancer au milieu d’eux et promener autour de lui ce regard dominateur qui le faisait maître sur-le-champ.

Les voleurs le regardaient et semblaient se demander ce qu’il venait faire parmi eux.

Comme tous les voleurs du monde, ceux de Londres ont un argot.

L’homme gris se mit à leur parler leur langue, – langue intraduisible ou à peu près en français, et dès lors, la confiance s’établit entre eux.

Il vint à Jack et lui serra la main.

Dès lors, Jack fut son ami à la vie et à la mort.

– Mes amis, dit l’homme gris, j’ai peut-être fait votre métier jadis, et si j’en ai pris un autre, c’est que cet autre est meilleur.

Il y eut parmi ces hommes un murmure d’étonnement qui ressemblait presque à de l’incrédulité.

Quel métier pouvait donc être meilleur que celui qu’ils exerçaient ?

L’homme gris continua :

– Vous venez de juger Suzannah.

– Oui, dit le président.

– Et vous songez à la sauver ?

– Sans doute.

Craven le regarda avec inquiétude.

– Voudriez-vous donc vous y opposer, vous ? dit-il.

– Pas le moins du monde, dit l’homme gris. J’aime beaucoup Suzannah, qui est une charmante fille, et c’est pour elle que je viens, au contraire.

– Ah ! fit-on avec curiosité.

Il s’adressa au président :

– Comment comptez-vous la sauver ? dit-il.

– Mais, dit celui-ci, naturellement, ce me semble.

Les policemen sont six ou huit tout au plus…

– Bon !

– À minuit, nous appellerons les compagnons.

– Fort bien.

– Nous entourerons la maison, et, de gré ou de force, nous enlèverons Suzannah.

– C’est là votre projet ?

– Oui.

– Eh bien ! dit froidement l’homme gris, vous aurez tort, mes amis.

– Pourquoi ?

– Parce que vous ne réussirez pas.

– Oh ! oh ! firent plusieurs voix.

– Non, reprit l’homme gris, et je vais vous en dire la raison.

La police s’occupe fort peu des voleurs, mais en revanche, elle s’occupe beaucoup des fenians.

Ce nom fit tressaillir les voleurs.

L’homme gris continua :

– Suzannah est Irlandaise.

– Nous le savons.

– On a dit à la police qu’elle avait des relations avec les fenians, et un magistrat de la cité s’apprête à l’interroger lui-même.

– Quand ?

– Demain matin.

– Mais, observa Jack, dit l’Oiseau-Bleu, Suzannah est hors d’état d’être transportée hors de chez elle.

– Aussi le magistrat viendra.

– Dans le Brook street ?

– Oui.

– Ce sera drôle, un magistrat dans le Brook street, fit l’Oiseau-Bleu.

Et tous les voleurs se mirent à rire.

– Or donc, reprit l’homme gris, comme on ne veut pas que Suzannah échappe à la justice, on a pris ce soir de grandes précautions.

Il y a dans les environs plus de deux cents policemen déguisés et armés de revolvers. Au moindre bruit, vous les verrez fondre sur vous et vous serez impuissants à délivrer Suzannah.

Les voleurs se regardèrent avec inquiétude.

– Ainsi, continua l’homme gris, je vous conseille d’attendre à demain.

– Mais, dit Craven, demain ce sera comme aujourd’hui.

– Vous vous trompez…

Suzannah ne sait même pas ce que font les fenians.

Quand le magistrat l’aura interrogée, il verra bien qu’elle n’est qu’une simple voleuse, et il ne jugera pas utile de déployer des forces si considérables pour la garder.

– Si c’est comme vous le dites, fit Jack, je suis de votre avis ; il faut attendre à demain.

– C’est comme je vous le dis.

– Mais, dit le président, pourquoi êtes-vous venu ici ?

– Pour vous prévenir.

– Quel intérêt pouvons-nous donc vous inspirer ?

– Je suis venu parce que Suzannah a un frère du nom de John Colden.

– Bon ! fit Craven.

– Et que ce frère est fenian.

– Je le sais encore.

– Et que tous les fenians sont frères et qu’ils se portent une mutuelle assistance.

– Alors… vous êtes ?

– Chut ! dit l’homme gris. Je vous ai prévenus. Souvenez-vous du proverbe : À bon entendeur, salut !

Et il fit un pas de retraite.

Puis, se retournant vers Jack :

– Tu me connais, toi ?

– Certes, dit l’Oiseau-bleu.

– As-tu confiance en moi ?

– J’irais avec vous jusqu’à la porte de Newgate.

– Je ne te demande pas cela, dit l’homme gris. Je veux seulement que tu me conduises jusqu’à la maison de Suzannah.

– Mais la police y est !

– Je le sais bien.

– Et elle ne vous laissera pas entrer !

Il eut un superbe sourire :

– Tu verras bien, dit-il, que j’entre partout.

– Allons donc, alors, fit Jack.

Et il suivit l’homme gris, qui salua les voleurs d’un geste amical.

Quand ils furent hors de la maison de Jack Sheppard, Jack lui frappa sur l’épaule :

– Je ne sais pas, dit-il, si cela vaut mieux d’être fenian que voleur, mais je puis vous dire que si vous vouliez venir parmi nous, nous vous élirions chef.

– J’y songerai, dit l’homme gris, qui avait pour principe de ne froisser personne.

Ils sortirent de la cour et rentrèrent dans le Brook street.

– C’est là, dit Jack, au bout de quelques pas.

Et il lui montra la maison aux fenêtres de laquelle on voyait de la lumière.

– Merci et bonsoir.

– Vous n’avez plus besoin de moi ?

– Non.

Et il se sépara de Jack en lui donnant une poignée de main.

Puis il marcha vers la maison devant laquelle un policeman était en sentinelle.

Le policeman croisa devant lui son petit bâton.

Mais l’homme gris fit un signe.

Un signe mystérieux que Jack, qui l’observait à distance, ne comprit pas.

À ce signe, le policeman s’inclina et lui livra passage.

L’homme gris monta l’escalier en murmurant :

– Cette pauvre Angleterre qui se croit la reine du monde : elle ne sait donc pas qu’il y a des fenians partout ?

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