Miss Ellen avait quelque chose de solennel et de fatal dans le geste, l’attitude et le regard, qui subjugua lord Palmure.
– Mon père, dit-elle, ne me questionnez pas et promettez-moi de faire ce que je vous demanderai.
– Soit, dit le membre de la Chambre haute.
Elle le prit par la main et le conduisit dans une galerie qui mettait en communication leurs deux appartements.
Cette galerie aboutissait d’une part à la chambre à coucher de miss Ellen.
De l’autre, elle ouvrait sur une vaste pièce, dont lord Palmure avait fait son cabinet de travail.
Ce fut dans cette dernière que miss Ellen s’arrêta.
– Ce soir, un peu avant minuit reprit-elle, je désire que vous vous trouviez ici.
– Bon.
– Avec deux domestiques sûrs et dévoués.
– Après ?
– Armés jusqu’aux dents.
– Pourquoi faire ? demanda lord Palmure qui tressaillit.
– Attendez, reprit miss Ellen. Vous laisserez ouverte la porte de la galerie.
– Et puis ?
– L’oreille tendue, vous attendrez…
– Mais à quoi bon tout cela ?
– Vous m’avez promis de ne pas m’interroger, mon père.
– Soit, dit lord Palmure en courbant la tête.
– Si tout à coup, poursuivit miss Ellen, vous entendez un coup de pistolet dans ma chambre.
– Un coup de pistolet ? dit lord Palmure en pâlissant.
– Oh ! rassurez-vous, répondit miss Ellen qui se prit à sourire, c’est moi qui le tirerai.
– Mais…
– J’ai votre promesse, mon père.
– Eh bien ! si j’entends un coup de pistolet ?
– Accourez avec vos deux serviteurs ; si la porte est fermée, enfoncez-la… vous verrez bien ce que vous aurez à faire.
Et miss Ellen ne voulut pas s’expliquer davantage, et, forte de la parole que son père lui avait donnée, elle se réfugia dans un mutisme absolu.
Elle trouva même son humeur habituelle pendant le souper, et se retira dans sa chambre vers onze heures.
Elle avait renvoyé ses femmes, leur défendant de revenir avant qu’elle ne les appelât.
Elle était seule.
Celui qui l’eût vue en ce moment, l’eût trouvée d’une pâleur étrange ; mais il eût saisi dans son regard et dans son attitude l’expression d’une volonté de fer.
Miss Ellen était résolue à la lutte.
Elle alla vers un petit meuble en bois de citronnier qui se trouvait entre les deux croisées.
Dans ce meuble qu’elle ouvrit, il y avait une boite en ébène qui renfermait deux de ces mignons pistolets à crosse d’ivoire que certaines femmes un peu cavalières se plaisent à étaler sur le marbre d’une cheminée.
Miss Ellen prit cette boîte et se mit à vérifier l’amorce des pistolets qui étaient chargés.
Les capsules étaient brillantes.
La baguette qu’elle coula successivement dans chaque canon rendit un bruit mat en rencontrant la balle.
– À nous deux donc ! murmura-t-elle.
Elle remit la boîte vide dans le meuble et glissa les pistolets dans la poche de sa robe.
Puis, au lieu de s’asseoir auprès du feu, elle ouvrit une des croisées, lesquelles on s’en souvient, donnaient sur le jardin.
Et, assise près de cette croisée, elle attendit.
La nuit était silencieuse, le jardin désert.
Cependant, c’était par le jardin que l’homme gris était déjà venu.
D’ailleurs comment aurait-il trouvé un autre chemin ?
Miss Ellen demeura donc les yeux fixés sur le jardin, prêtant l’oreille au moindre bruit et croyant toujours voir une ombre s’agiter dans l’éloignement.
Mais rien ne bougeait, aucun bruit ne se faisait entendre.
Une heure s’écoula.
Soudain la pendule de la cheminée sonna.
– Minuit ! dit miss Ellen. Il ose me faire attendre…
En même temps, elle tourna les yeux vers la cheminée…
Certes, en ce moment, l’apparition de la tête de Méduse, chantée par les anciens, n’eût pas produit un plus grand effet d’épouvante sur miss Ellen.
Dans cette chambre où elle se croyait seule, adossé à la cheminée, il y avait un homme calme et froid qui la regardait en souriant.
Et cet homme, c’était lui.
Lui, l’homme gris, le personnage mystérieux qu’elle croyait devoir entrer chez elle comme l’avant-veille, par la fenêtre.
Elle voulut crier ; mais sa gorge crispée ne rendit aucun son.
Elle se leva et voulut marcher vers lui.
Ses jambes refusèrent de la porter.
L’homme gris continuait à sourire.
Par où était-il entré ? et passait-il donc comme une ombre à travers les murs et les portes fermées…
– Vous ! vous ! dit-elle enfin d’une voix étranglée.
– Ne vous avais-je pas annoncé ma visite, miss Ellen ? dit-il d’une voix douce et empreinte d’un charme mystérieux… Je suis venu voir si vous étiez satisfaite.
Elle se roidit et eut un geste hautain :
– Et de quoi donc serais-je satisfaite ? dit-elle.
– J’ai tenu ma parole.
– En vérité !
– Et votre père est revenu sain et sauf.
– Monsieur, dit miss Ellen avec un accent de rage froide, puisque vous êtes ici, peut-être daignerez-vous me dire par où vous êtes venu.
– Je suis entré par la porte, miss Ellen.
– Ah !
– J’ai même des amis chez vous.
– Ah ! quelle audace !
– Et je viens vous faire une proposition, miss Ellen.
Quelque effort qu’elle fît, elle se sentait trembler de nouveau sous le regard de cet homme.
– Je vous écoute, dit-elle avec un accent d’amère ironie.
– Votre père a l’intention de réclamer demain le fils de l’Irlandaise, à la station de police de Kilburn.
Elle recula frémissante.
– Ah ! vous savez aussi cela ?
– Je sais tout. Eh bien ! je viens vous prier de l’en empêcher.
– Moi !
– Vous, miss Ellen.
– Et pourquoi cela ? fit-elle avec hauteur.
– Parce que cela me plaît, dit-il.
Cette fois miss Ellen parvint à rompre le charme, l’espace de quelques minutes.
Son regard affronta le regard de l’homme gris, et elle lui dit :
– À votre tour à m’écouter, monsieur.
– Parlez, mademoiselle.
– Je veux savoir qui vous êtes…
– Ah !
– Pourquoi vous avez l’audace d’entrer chez moi…
– En vérité !
– Et je vous donne dix secondes de réflexion.
– Et, au bout de ces dix secondes ?
– Je ne réponds plus de votre vie.
Et ce disant, miss Ellen tira un des pistolets, l’éleva à la hauteur du front de l’homme gris et s’écria :
– Parlez ! ou je vous tue…
Ils étaient séparés par une distance de quelques pas, et le poignard de l’homme gris était impuissant à le protéger.
– Parlez, répéta froidement miss Ellen, ou je fais feu !