XXV

Devant ce pistolet, braqué sur lui, l’homme gris ne sourcilla point ; le sourire n’abandonna point ses lèvres et il croisa tranquillement les bras sur sa poitrine.

Ce calme exaspéra miss Ellen.

Elle pressa la détente et le chien s’abattit.

Mais le coup ne partit pas, l’amorce n’avait pas brûlé.

Miss Ellen eut un cri de rage.

Elle se saisit du second pistolet, ajusta de nouveau l’homme gris qui n’avait point bougé et pressa la détente de nouveau.

Le même résultat se produisit.

Alors, d’un bond, l’homme fut près d’elle.

Cette fois, il avait un poignard à la main.

– Si vous jetez un cri, dit-il, ce n’est pas vous que je tuerai, c’est votre père qui est à deux pas d’ici et qui viendra à votre secours, s’il entend du bruit.

Miss Ellen eût peut-être bravé la mort elle-même, tant elle était exaspérée.

Mais la menace concernant son père la rendit muette et tremblante, et le charme fascinateur de cet homme reprit toute sa puissance.

– Que voulez-vous donc de moi ? dit-elle.

Et elle courba la tête et frissonna par tout le corps.

– Je veux causer avec vous, dit l’homme gris.

Et il la prit par la main.

La jeune fille avait une tempête dans le cœur, et si le regard tuait, l’homme gris fût tombé roide mort, au moment où il osa prendre sa main pour la conduire vers un fauteuil dans lequel il la fit asseoir.

Puis il demeura debout devant elle :

– Miss Ellen, lui dit-il alors, j’avais raison de vous dire tout à l’heure que j’avais des intelligences jusque dans votre maison. Vous venez d’en avoir la preuve. Vous avez tiré sur moi et vos pistolets n’ont pas pris feu. Vous devinez, n’est-ce pas, qu’une main dévouée et invisible avait préparé ce résultat ?

Maintenant, causons, si vous le voulez bien ?

Elle ne répondit pas et attendit.

– Miss Ellen, continua l’homme gris, je viens vous offrir la paix ou la guerre. À vous de choisir.

La paix, c’est l’abstention de votre père et la vôtre dans les affaires dont vous ne vous êtes que trop mêlés.

Rejetons dégénérés d’une race vénérée par l’Irlande, vous avez trahi la plus noble des causes.

Cette fois miss Ellen fit un effort suprême, elle redressa la tête et soutint le regard de l’homme gris.

– Continuez, dit-elle.

– Votre père a trahi l’Irlande et livré son frère, dit encore l’homme gris.

– Mon père n’est plus Irlandais, répondit miss Ellen ; il est Anglais.

– Soit. Eh bien ! si vous voulez la paix, poursuivit-il, nous ne demandons pas mieux. Votre père continuera à vivre riche, honoré, à siéger au parlement.

– Vraiment ! vous nous le permettrez ? fit-elle avec ironie.

– Nous vous pardonnerons la mort de sir Edmund, votre oncle ; nous vous laisserons jouir en paix de votre immense fortune.

– En vérité ?

– Mais vous ne chercherez point à vous emparer du fils de sir Edmund. C’est le chef que l’Irlande attend avec patience et courage. C’est sur cette tête de dix ans qu’elle a mis tout son espoir.

Miss Ellen affronta de nouveau le regard de l’homme gris.

– Ainsi donc, dit-elle, voilà vos conditions de paix ?

– Oui, miss.

– Ce matin encore, reprit-elle d’une voix ironique et mordante, je me demandais qui vous pouviez être. À présent, je le sais…

– Ah ! vous le savez, miss ?

– Vous êtes une manière de vice-roi d’Irlande, poursuivit-elle.

– Peut-être…

– Un des chefs de ce gouvernement occulte de cette association de bandits déguenillés qui ont déclaré la guerre à l’Angleterre.

– Cela est possible, miss.

La jeune fille s’enhardissait peu à peu en parlant.

– Maintenant, dit-elle, veuillez me dire à quel prix nous aurons la guerre.

– Si vous réclamez l’enfant.

– Ah !

– Si vous essayez de lutter contre nous.

– Fort bien.

– Si enfin vous vous mêlez d’une façon quelconque des affaires de l’Irlande.

Miss Ellen se redressa impérieuse, les yeux pleins d’éclairs :

– Eh bien ! dit-elle, nous acceptons la guerre.

Et elle soutint l’éclat du regard de l’homme gris.

– Comme vous voudrez, dit froidement celui-ci. Adieu, miss Ellen.

– Non, au revoir, fit-elle.

– Oui, répéta-t-il.

Et d’un bond, il fut auprès de la croisée ouverte et sauta dans le jardin.

. . . . . . . . . . . . . . .

Une heure après, l’homme gris était en conférence avec le jeune prêtre irlandais, les trois chefs qui avaient pu se réunir, – car le quatrième manquait toujours à l’appel, – et la pauvre mère qui redemandait toujours son fils.

– Écoutez-moi bien, disait-il, pour que l’enfant soit à nous, il faut qu’il soit perdu pour tout le monde.

Un homme qui est haut et puissant, un homme qui siége au parlement, lord Palmure…

– Le traître ? dirent les trois chefs.

– Oui, l’homme qui a laissé son frère sir Edmund périr sur un échafaud, cet homme se présentera demain à la cour de police de Kilburn, et il osera le réclamer comme son neveu.

– Mais je le réclamerai comme sa mère, moi, dit l’Irlandaise.

– On le rendrait à lord Palmure si vous ne le réclamiez pas, vous, dit l’homme gris.

– Et pourquoi ne me le rendra-t-on pas, à moi ? fit la pauvre mère.

– Parce que vous êtes une Irlandaise, une femme du peuple, moins que rien, aux yeux des Anglais.

– Que fera-t-on donc de lui, mon Dieu !

– On l’enverra au moulin comme voleur.

L’Irlandaise cacha son visage dans ses mains.

– Mon enfant, lui dit l’homme gris en lui prenant la main, voulez-vous donc que votre fils soit élevé par les traîtres dans la haine et le mépris de la patrie ?

Elle se redressa l’œil en feu :

– Non, non, dit-elle, qu’il meure plutôt.

– Il ne mourra pas, et je vous le rendrai.

– Mais quand ?

– Quand il sera au moulin.

Elle le regarda d’un air anxieux.

– Avez-vous donc le pouvoir, dit-elle, d’ouvrir les portes d’une prison ?

– Oui.

Et il prononça ce mot avec un tel accent de conviction que l’Irlandaise s’inclina.

Alors, l’abbé Samuel, muet jusque-là, prit à son tour la parole :

– Ma fille, dit-il, souvenez-vous des dernières paroles de sir Edmund, votre époux, et soyez forte !

– Je le serai, répondit-elle.

– À demain donc, fit l’homme gris, nous nous retrouverons à la cour de police de Kilburn.

– Mais, dit le chef américain, la fille du magistrat vous reconnaîtra ?

– Non, dit-il, quand je le veux, je ne me ressemble plus, et je sais me déguiser de telle sorte que nul ne pourrait me reconnaître.

Et l’homme gris se leva, ajoutant :

– Nous pouvons compter sur la déposition de Suzannah, et lord Palmure n’aura pas l’enfant.

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