En France, le dimanche matin a un air de fête.
En Angleterre, c’est le lundi matin qui revêt cette physionomie.
Les magasins se sont rouverts et les bibles se sont fermées.
Ce long et triste jour que, par habitude plus que par croyance, par ostentation plutôt que par esprit religieux, l’Anglais passe enfermé chez lui, est passé.
L’Anglais, commerçant avant tout, salue donc le lundi matin, le retour des affaires, et il se dédommage le verre en main de l’abstinence de la veille.
Les public-houses ne désemplissent pas dès huit heures.
Le dimanche est un jour qui altère.
La vapeur siffle joyeusement sur tous les railways, les cabs et les hansons roulent à grand bruit dans les quartiers les plus paisibles, et le peuple, qui est avide de procès, d’émotions de jugements de toutes sortes, envahit, dès dix heures du matin, les tribunaux et les cours de police.
La justice, ayant chômé un jour, doit avoir une double besogne le lundi.
Or donc, ce lundi-là, dans le paisible quartier de Kilburn, bien avant dix heures, les abords de la cour de police où trônait M. Booth avaient été envahis.
La tentative de vol et de meurtre dont Kilburn-square avait été le théâtre dans la nuit du samedi au dimanche, avait mis en rumeur tous les environs.
On s’était raconté l’histoire du petit Irlandais, et l’opinion publique était divisée en deux courants contraires.
Les uns étaient pour qu’on mît l’enfant en liberté.
Les autres, pour qu’on le condamnât à la prison et qu’on l’envoyât à Cold Bath field.
M. Booth, tranquillement assis dans la salle à manger, achevait son déjeuner et beurrait sa dernière tartine, tout en causant avec sa fille, la jolie Katt, tandis que la foule se pressait au dehors.
Tout en déjeunant, il classait des notes et dégrossissait sa besogne.
– Ainsi, petit père, dit Katt, le noble lord va venir réclamer l’enfant.
– Oui, dit M. Booth, mais une nouvelle difficulté s’élève.
– Ah ! mon Dieu !
– Cette difficulté, c’est la déposition de la voleuse Suzannah, qui a été interrogée ce matin par un magistrat, et dont on vient de me transmettre l’interrogatoire.
– Eh bien ? dit Katt, que prétend-elle, cette Suzannah !
– Que le petit Irlandais est le fils d’une femme appelée Jenny, et qui est sa compatriote à elle, Suzannah.
– Bon.
– Suzannah affirme que Jenny l’Irlandaise avait mis son fils en apprentissage chez elle. Tu comprends ce que veut dire ce mot : apprentissage, ma petite Katt, dit M. Booth. La mère, qui est une Irlandaise, avait confié son fils à Suzannah pour qu’elle en fît un petit voleur.
– Soit, dit Katt, mais que peut la déposition d’une fille perdue comme cette Suzannah, alors qu’un noble lord viendra ?…
– Si le noble lord se présente seul, je passerai outre à la déposition de Suzannah.
– Et vous rendrez l’enfant, petit père ?
– Oui, mais si la mère se présente aussi…
– Eh bien ?
– Et que je sois obligé de l’interroger, et que ses réponses concordent avec celles de Suzannah…
– Oh ! mon Dieu ! fit Katt frissonnante.
En ce moment Toby le secrétaire entra et dit :
– Dix heures vont sonner, Votre Honneur.
– Eh bien, répondit M. Booth, nous allons ouvrir les portes.
M. Booth se leva, passa par-dessus son habit une grande robe noire, et attacha un rabat blanc autour de son cou.
Puis il se dirigea vers le prétoire dans lequel se trouvaient les policemen de service.
Quelques minutes après, les portes de la cour de justice s’ouvraient au public et on apercevait M. Booth, la toque en tête, majestueusement assis devant son bureau.
– Qu’on amène le prisonnier, dit-il.
La foule avait envahi tous les bancs du prétoire, et ceux qui n’avaient pu s’asseoir se dressaient sur la pointe des pieds pour mieux voir.
La curiosité était dans la salle ; mais elle était aussi au dehors.
On avait vu un carrosse armorié, conduit par un cocher poudré, aux étrivières duquel pendaient deux laquais en bas de soie, s’arrêter à la porte de la cour de police, et un gentleman en descendre.
Un homme du peuple avait dit :
– Sir lord Palmure, un membre de la chambre haute.
Et la foule s’était demandé ce que pouvait venir faire lord Palmure à Kilburn.
Mais l’attention, la curiosité universelle furent bientôt attirées et concentrées par le prisonnier.
Quand on vit cet enfant au bras en écharpe apparaître dans le carré de fer qui est le banc des prévenus, un murmure de compassion se fit entendre.
– Comment vous nommez-vous ? dit M. Booth.
– Ralph, répondit l’enfant, d’une voix douce.
En même temps son œil bleu errait sur cette foule semblant y chercher quelqu’un.
– Vous êtes Irlandais ? dit encore M. Booth.
– Oui, monsieur.
– Où sont vos parents ?
L’enfant allait commencer son récit ; mais M. Booth l’interrompit d’un geste.
Et, s’adressant à l’auditoire :
– Quelqu’un ici veut-il se porter caution de ce petit malheureux ? dit-il.
– Moi, répondit une voix.
Et l’on vit lord Palmure fendre la foule et s’avancer vers le bureau de M. Booth.
– Vous connaissez cet enfant, milord ? dit le magistrat.
– Oui, répondit lord Palmure.
– Et vous, Ralph, dit M. Booth, connaissez-vous Son Honneur ?
L’enfant regarda lord Palmure et répondit résolument :
– Non !
– Peu importe ! reprit le magistrat, si Son Honneur daigne s’intéresser à vous…
L’enfant ne répondit que par un cri.
Un cri, suivi d’un autre cri qui se fit entendre dans le fond de la salle.
L’enfant tendait les deux mains en disant :
– Ma mère !
Une femme s’approchait en répétant :
– C’est mon fils ! rendez-le moi !
– Qui êtes-vous ? dit le magistrat.
– Je me nomme Jenny, répondit cette femme.
– Vous êtes la mère de cet enfant ?
– Oui, Votre Honneur.
– C’est vrai, dit lord Palmure.
– Jenny, dit froidement M. Booth, la loi me force à vous interroger. Prenez bien garde à ce que vous allez dire. Des explications que vous allez me donner dépend la liberté de votre fils que Son Honneur veut bien réclamer.
Mais Jenny s’écria :
– Monsieur le juge, envoyez mon fils en prison, plutôt que de le confier à cet homme.
Ces mots furent un coup de tonnerre.
Jenny ajouta :
– Cet homme a voulu me séduire, et il espère, en ayant mon fils…
Un murmure menaçant s’éleva de toutes parts, et couvrit la voix de l’Irlandaise, en même temps que celle de lord Palmure qui disait :
– Cette femme ment !
Le peuple prendra toujours parti pour le peuple ; on crut aux paroles de l’Irlandaise, on hua le noble lord, et ce ne fut qu’à grand peine, et en invoquant le respect dû à la loi, que M. Booth put rétablir le silence.
Lord Palmure s’était prudemment éclipsé.
– Femme Jenny, dit alors le magistrat, vous reconnaissez être la mère de cet enfant.
– Oui, monsieur.
– Connaissez-vous une Irlandaise du nom de Suzannah ?
– C’est ma cousine, répondit Jenny.
– Avouez-vous lui avoir confié votre fils.
– Oui, monsieur.
Alors M. Booth lut à haute voix la déposition de Suzannah.
Puis il se couvrit et prononça un jugement qui condamnait Ralph l’Irlandais à être enfermé pendant cinq ans à Cold Bath field.
L’Irlandaise poussa un cri et tomba évanouie dans les bras de l’homme gris, qui lui dit à l’oreille :
– Courage ! dans huit jours vous aurez votre enfant. Nous avons gagné une rude partie aujourd’hui, puisque nous l’avons arraché à lord Palmure, le traître !