Les rôles avaient été merveilleusement distribués sans doute et répétés avec soin en présence de ce metteur en scène prodigieux qui s’appelait l’homme gris, car il n’y eut personne dans la maison où pénétrait le major Waterley qui ne s’acquittât correctement du sien.
Ralph, que le major embrassait toujours, lui disait naïvement :
– C’est donc vous qui êtes mon père ?
Au seuil du vestibule, le major vit une femme qui fondait en larmes.
C’était l’Irlandaise.
L’Irlandaise joignit les mains en regardant le major et lui dit :
– Ah ! monsieur, ne me séparez pas de ce cher enfant… je lui ai donné mon lait… et je l’aime comme s’il était sorti de mes entrailles. Ne m’en séparez pas… je vous servirai pour rien…
– Je vous le promets, dit le major ému.
Et il continua son chemin sur les pas du vieux domestique qui lui avait dit que son maître, lord Vilmot, l’attendait avec impatience.
Lord Vilmot était dans ce même parloir où, la veille au soir, Shoking et l’homme gris avaient soupé tête à tête.
Le major aperçut un vieillard emmitouflé dans une vaste robe de chambre, couché sur une chaise longue et la tête enveloppée de foulards.
Auprès de lui se tenait un homme vêtu de noir qui pouvait avoir trente-sept ou trente-huit ans.
– Le docteur Gordon, mon médecin, dit lord Vilmot, en présentant cet homme à sir John Waterley.
Le docteur et le major se saluèrent.
Le domestique sortit et ferma la porte.
Ralph vint s’asseoir sur le bord de la chaise longue et prit l’une des mains de lord Vilmot en lui disant d’une voix caressante :
– Comment vas-tu aujourd’hui, mon grand ami ?
– Monsieur, dit lord Vilmot au major, je n’ai aucun secret pour le docteur Gordon que voilà, et vous permettrez, n’est-ce pas, que nous causions devant lui.
Sir John ne devinait guère ce que lord Vilmot, qu’il voyait pour la première fois, pouvait avoir à lui dire, mais il était si heureux d’avoir auprès de lui cet enfant qu’il croyait son fils, qu’il était prêt à tout écouter.
Il prit le siége que lui avança le docteur.
– Monsieur, dit alors lord Vilmot, ce jeune enfant que vous voyez là fait ma joie, et je lui dois les meilleurs jours de ma vieillesse prématurée et souffrante.
Il me vient voir chaque jour, et sa vue me rappelle un fils que j’ai perdu et qui était tout ce que j’aimais en ce monde. Est-ce une illusion ? peut-être ? Mais cet enfant me paraît la vivante image de mon fils mort.
– Avait-il cet âge-là quand vous l’avez perdu ?
– Oui, monsieur, dit lord Vilmot, de plus en plus ému.
Sir John ne savait encore où le malade en voulait venir.
– Monsieur, poursuivit lord Vilmot, je suis attaqué d’une maladie qui, au dire du docteur, ne pardonne pas. Je puis mourir demain, et je veux assurer l’avenir de votre fils.
– Milord… balbutia le major.
Lord Vilmot fit un signe au docteur, qui prit un portefeuille sur un meuble et le lui tendit.
Lord Vilmot continua :
– Je n’ai pas de proches parents, et je veux faire de votre fils mon héritier. J’ai rédigé mon testament en ce sens, et vous n’aurez que votre signature à apposer au bas de cet acte qui porte déjà la mienne, pour que l’adoption soit en règle. Cependant je mets à cette adoption une condition…
– Parlez, monsieur, dit le major.
– Votre fils, grâce à la fortune et au titre que je lui laisserai, pourra un jour faire une grande figure dans le monde.
Le major tressaillit d’orgueil.
– Il faut donc qu’il soit élevé convenablement, et je désire qu’il soit admis à Christ’s hospital.
Il vous est facile d’obtenir son admission, à vous, officier de l’armée de terre, car c’est de préférence aux enfants de militaire qu’on accorde cette faveur.
– En effet, dit le major.
– J’ajouterai même, poursuivit lord Vilmot, que je désire que vous fassiez sur-le-champ les démarches nécessaires.
– Je les ferai, dit sir John Waterley.
– Je puis mourir, répéta lord Vilmot, et je ne vous cacherai pas mon impatience de voir l’enfant revêtu de la soutane bleue et des bas jaunes.
À première vue, j’ai l’air d’un excentrique, n’est-ce pas ? Mais si je vous dis que le fils que je pleure était élève de Christ’s hospital, vous me comprendrez.
– Oui, milord.
Lord Vilmot prit alors l’acte d’adoption, le déplia et le mit sous les yeux du major.
Cet acte contenait l’énumération de la fortune de lord Vilmot.
Cette fortune se composait d’un titre de rente de trente mille livres sterling et des titres de propriétés foncières situées en Irlande.
Le major vit son fils riche ; il se vit lui-même gérant au premier jour de cette immense fortune, et il prit la plume que lui tendait lord Vilmot et signa.
Le docteur Gordon, ce médecin qui n’avait pas dit un mot durant cette scène, ne fut peut-être pas étranger à la résolution subite du major.
Cet homme avait laissé peser sur lui un de ces regards chargés de mystérieuses effluves magnétiques qui violentaient la volonté d’autrui.
C’était lui qui avait présenté la plume au major.
Et le major avait pris cette plume.
Lui encore qui, du doigt, avait indiqué, au bas de l’acte d’adoption, la place où le major devait écrire son nom.
Et le major avait senti que sa main était poussée par une force inconnue.
Il avait signé.
Dès lors, il était engagé d’honneur à remplir la condition imposée par le donataire, c’est-à-dire de faire admettre celui qu’il croyait son fils au fameux collége de Christ’s hospital.
Et, quand ce fut fait, il regarda lord Vilmot et lui dit :
– Milord, à cette heure, une pauvre femme, une pauvre mère, qui ne sait encore si son fils est mort ou vivant, attend mon retour avec anxiété.
Voulez-vous me permettre de courir à Londres et de ramener mistress Waterley ?
– Oui, certes, dit lord Vilmot.
. . . . . . . . . . . . . . .
Et quand le major fut parti, le docteur Gordon qui n’était autre que l’homme gris, et feu Shoking, devenu lord Vilmot, se regardèrent en souriant.
– Je suis content de toi, dit le premier.
– Maître, répondit Shoking, tout ce que nous avons fait là est fort bien, mais une chose m’embarrasse.
– Laquelle ?
– Voilà l’enfant devenu le fils de sir John Waterley.
– Jusqu’au jour où je démontrerai clair comme le jour au major que Ralph est le fils de sir Edmund Palmure. Mais ce jour est loin encore, et l’enfant une fois entré à Christ’s hospital, nous serons tranquilles, et nous attendrons qu’il soit devenu homme pour lui révéler la mission qui lui est réservée.
– Soit ; mais la fortune… qui la gardera ?
– Lui, parbleu !
– Cette fortune existe donc ?
– Sans doute.
– Les titres de rente ne sont pas imaginaires ?
– Non.
– Et les terres d’Irlande ?…
– Tout cela fait partie du patrimoine consacré à la cause que nous servons.
– Mais enfin, dit Shoking qui avait une dernière objection à faire, Jenny va se trouver ainsi séparée de son fils ?
– Non.
– Comment cela ?
– Je me suis occupé de la faire entrer comme lingère dans le collége où sera l’enfant.
– Est-ce possible ?
– Elle et Suzannah.
– La sœur de John Colden ?
– Oui.
– Pauvre John ! dit Shoking, il payera pour tous, celui-là.
– Que veux-tu dire ?
– Il sera condamné à mort pour avoir tué M. Whip.
– Oui.
– Et il sera pendu.
– Non, dit l’homme gris.
– Oh !
– Ne t’ai-je pas dit que je le sauverai ?
– Oh ! fit Shoking, est-ce possible ?
– Tout est possible à celui qui veut, répondit l’homme gris.
Et son accent était si convaincu que Shoking espéra revoir John Colden.
Il avait foi dans le maître mystérieux qui arrachait les enfants au moulin sans eau.