Il est temps de revenir à un personnage de ce récit que nous avons momentanément perdu de vue.
Nous voulons parler de John Colden.
John Colden, l’Irlandais, le vagabond que l’homme gris s’était attaché d’un signe, un matin, dans Dudley-street.
John Colden, qui avait aidé à sauver l’enfant du moulin et qui avait été victime de son dévouement.
John était toujours à Bath square.
Sa blessure était moins grave qu’on ne l’avait pensé tout d’abord.
Il avait perdu beaucoup de sang et, le premier jour, le docteur brusque et philanthrope qui faisait partie d’une société éminemment humanitaire, mais qui eût envoyé de bon cœur un voleur à l’échafaud, le docteur, disons-nous, avait froncé le sourcil et murmuré :
– J’ai bien peur que le brigand ne meure dans son lit, et ce serait dommage, en vérité, car la cravate de chanvre lui irait à merveille.
Le lendemain, le joyeux visage du bon docteur s’était rasséréné.
John Colden allait beaucoup mieux.
Le troisième jour, il lui avait dit avec une bonhomie charmante :
– Hé ! hé ! mon garçon, tu as plus de chance que tu ne mérites !
Et comme l’Irlandais levait sur lui son œil noir et mélancolique :
– Tu guériras, mon garçon, tu guériras, lui dit-il.
John Colden eut un haussement d’épaules.
– Que m’importe ! dit-il.
– D’ici à huit jours, poursuivit le joyeux docteur, tu te porteras comme un charme.
Et comme cette nouvelle n’amenait pas le moindre sourire sur les lèvres de John Colden, l’excellent homme crut devoir ajouter :
– C’est après-demain la Christmas. Tu pourrais bien l’aller passer à Newgate.
John Colden ne sourcilla pas.
– As-tu des parents ? poursuivit le docteur.
– J’ai une sœur.
– Est-elle riche ?
– Non.
– Veux-tu lui laisser un petit héritage ?
John Colden le regarda.
– Cela dépend de toi, poursuivit le docteur, tout à fait de toi. Mais je ne veux pas t’en dire plus long pour aujourd’hui ; demain, nous en recauserons…
Et le docteur était parti.
Le lendemain, un homme que John Colden ne s’attendait plus à revoir, entra vers sept heures du matin dans sa cellule.
Pendant les trois premières nuits, l’état de l’Irlandais avait été assez alarmant pour que l’on crût devoir le veiller.
Mais, le troisième jour, le docteur avait jugé cette précaution inutile.
Il avait fait le pansement, comme à l’ordinaire, mais il s’en était allé.
John Colden avait passé la nuit tout seul.
Or donc, le lendemain, la première personne qui entra dans sa cellule fut un personnage que John Colden ne s’attendait plus à revoir.
C’était M. Bardel.
M. Bardel, le gardien-chef que Jonathan avait accusé de complicité dans l’évasion du petit Irlandais.
L’œil de John Colden s’éclaira.
M. Bardel était seul.
Néanmoins, il posa un doigt sur ses lèvres, comme pour recommander le silence à John Colden.
Puis il ferma la porte de la cellule et s’assit auprès du lit du blessé.
– Tu ne m’attendais pas, dit-il ?
– Non, dit John Colden.
– Tu me croyais en prison ?
– Oui.
– C’est Jonathan qui y est allé à ma place.
– Alors on a cru ce que j’avais dit ?
– Oui ; l’homme gris a fait le reste.
– Vous êtes toujours gardien-chef ?
– Plus que jamais. C’est en cette qualité que je viens te voir. Comment vas-tu ?
– Mieux.
– Crois-tu que tu pourras te lever ?
– Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Mais parce que tu vas quitter Bath square.
– Ah !
– Il est question de te transporter à Newgate.
– Aujourd’hui ?
– Ce soir.
– Serais-je bientôt jugé ?
– Aux assises du lendemain de la Christmas.
– C’est-à-dire après demain ?
– Justement.
John Colden ne sourcilla pas.
– Je m’y attends, dit-il. Seulement, pensez-vous que je pourrai voir Suzannah ?
– Ta sœur ?
– Oui.
– Non, dit M. Bardel. Ta sœur, gardée à vue par la police, s’est évadée, grâce à l’homme gris.
– Je sais cela.
– Si elle demandait à te voir, on la reprendrait.
– C’est juste, dit tristement John Colden.
Puis une larme roula dans ses yeux.
– J’aurais pourtant voulu la revoir avant de mourir, dit-il.
Un sourire vint aux lèvres de M. Bardel.
– Bah ! fit-il, tu n’es pas encore mort.
– Les juges me condamneront…
– Cela est certain.
– La reine ne me fera pas grâce…
– Assurément non.
– Alors vous voyez bien ?…
– Mais l’homme gris te sauvera.
Ce nom fit tressaillir John Colden.
– Comment te sauvera-t-il ? poursuivit M. Bardel, je ne sais pas…
– C’est impossible, dit John.
– Rien ne lui est impossible, répliqua M. Bardel avec l’accent de la conviction.
– Dieu vous entende, dit John, mais peu m’importe, du reste ! du moment où je meurs pour notre mère l’Irlande, la mort ne m’épouvante pas.
Et tenez, ajouta John Colden après un silence, puisque nous parlons de cela, laissez-moi vous demander une explication. Le docteur m’a demandé, hier, si j’avais des parents.
– Ah ! fit M. Bardel.
– Et il m’a dit qu’il ne tenait qu’à moi de leur laisser un petit héritage.
– Vieille canaille ! grommela M. Bardel.
– Qu’a-t-il donc voulu dire ? demanda naïvement John Colden.
– Écoute, répondit M. Bardel. Tu sais qu’en Angleterre l’arrêt de mort est toujours suivi de cette formule : Et pour son corps être livré aux chirurgiens.
– Ah ! oui, dit John Colden, je sais cela.
– L’autopsie est infamante dans ce pays. Les ouvriers qui meurent dans les hospices font tous partie d’une société qui rachète leurs corps. Les médecins ne savent où trouver des cadavres, depuis qu’on a pendu le résurrectionniste Burker, et le docteur de Bath square voudrait t’acheter ton corps. Il est riche, il le payera bien.
– Mais, dit John Colden, pourquoi l’achèterait-il, puisqu’il peut l’avoir pour rien ?
– Tu te trompes. Si, par impossible, tu étais pendu…
– Eh bien !
– Ce n’est pas lui qui l’aurait. Ce serait le chirurgien de Newgate.
– Ah !
– Mais si tu le lui vends, et s’il est prouvé qu’il t’a payé, le corps lui appartiendra.
– Eh bien ! dit John Colden, je le lui vendrai et j’en ferai porter le prix à Suzannah.
– Mais si on te sauve ?…
– Oh !
– Je te jure, dit M. Bardel, que l’homme gris te sauvera.
Et le gardien chef s’en alla.
Une heure après, le docteur vint.
– Eh bien ! dit-il, es-tu toujours décidé à laisser quelque chose à tes parents ?
– Non, dit John, je ne veux pas vendre mon corps.
– Pourquoi ?
– Parce que pas plus vous que le chirurgien de Newgate ne l’aurez.
– Allons donc !
– Je ne serai pas pendu, dit John.
Le docteur partit d’un éclat de rire.
– C’est ce que nous verrons, mon garçon, dit-il. En attendant, c’est la dernière visite que je te fais.
– Vraiment ?
– Tu vas aller passer la Christmas à Newgate.
Le docteur voulut encore insister. Il tira sa bourse, il fit luire des guinées aux yeux de John.
Le pauvre Irlandais répondit :
– Je ne veux pas vendre mon corps, car il faudrait me laisser pendre, et je ne veux pas être pendu !…
– Il y en a bien d’autres qui ont parlé comme toi, dit le docteur, et on les a pendus tout de même.
Et le docteur sortit furieux de ne pouvoir jouer un bon tour à son collègue de Newgate, tant il règne de confraternité parmi les médecins… anglais !